Bienvenue à Eurar |
Le problème qui se posa dès cet instant à Leu fut celui-ci: comment entrer dans la ville sans se faire remarquer? Il pressentait bien, au vu des innombrables patrouilles de chasseurs qu'il avait évitées sur son chemin jusqu'ici, que l'arrivée d'un intrus aux portes de la ville passerait bien difficilement inaperçue, et que ledit intrus, lui, en l'occurrence, pourrait fort bien avoir quelques ennuis... La falaise était lisse et abrupte, de roche rose claire, presque sans défaut, si bien que sa silhouette, bien que frêle, serait aperçue de loin si il tentait de descendre par là à découvert... Aussi visible qu'un cafard sur une tranche de pastèque! Il s'assit à quelque distance du bord du mur qu'il surplombait, à l'abri des regards, entre un surplomb rocheux et un vieil arbre tout noueux, et se mit à réfléchir, sans hâte, tout en émiettant pensivement du bout de ses ongles délicats une pierre rouge et friable. Il en était à mettre de la sorte à l'épreuve ses toutes fraîches capacités de raisonnement, lorsqu'un bruit sec et discret fut capté par ses oreilles. Le bout d'une plume dépassait de derrière un buisson, dans son dos. "Tiens tiens, revoilà mon affectueux, mais encombrant ami!", pensa l'enfant. L'instant d'après, Leu n'était plus là.
De derrière le buisson, la plume monta lentement, suivie par le chapeau vert qu'elle surmontait, lui-même tenu entre le pouce et l'index d'une main qui, des autres doigts, grattait un front dégarni et intrigué: celui de Herne...
Comme pour répondre à cette muette question, Le chasseur continua de parler:
Constatant qu'une fois encore, son arme favorite avait disparu de son épaule préférée, le chasseur fronça les sourcils, à peine surpris; soupira d'un air résigné, et ajouta:
Dans le monde supra-réel (plus réel que réel, c'est-à-dire celui dans lequel vous vous trouvez, une fois ce livre ouvert), un lecteur se lève et émet une vive protestation, audible de tous:
Cette violente diatribe ne reçoit pour toute réponse que celle-ci:
Reprenons donc le cours de l'histoire...
Herne ne perdit nullement contenance, et il sembla même persuadé que Leu se laissait prendre au jeu; il repondit du tac au tac:
Les ficelles du piège étaient si grossières que Leu décida de marcher dedans à fond de ballon: une magouille aussi mal présentée ne pouvait être qu'un défi intéressant à relever; et une occasion unique de se moquer de son limier personnel à bon compte. D'autant qu'une image aussi diluée ne pouvait guère présenter de danger...
<On aura tout vu!>
Les aigles avaient leur aire à mi-hauteur, sur une vaste corniche. De cette corniche, un puits à ouverture circulaire construit de main humaine laissait supposer que certains habitants d'Eurar aimaient à l'occasion prendre quelques risques pour déguster une excellente ommelette d'oeufs de roi-chasseur. C'est ce moyen qu'Herne avait suggéré à Leu pour atteindre le sol sans risquer d'être repéré... Mais pas sans risquer de se rompre le cou dans une chute. L'autre risque, implicite, lui, et même bien plus probable, étant de se recevoir une livre de plomb en plein vol et en pleine poitrine... Pourtant, Leu avait rendu son fusil au chasseur, poussant le vice jusqu'à ajouter une caisse de munitions pour le remercier de son service! Risqué, mais pourquoi pas? Leu était maintenant agenouillé au bord de l'à-pic. Bien que le chasseur l'ait assuré de sa bonne foi en s'en allant, tout-à-l'heure, Leu se doutait bien de l'origine de son sentiment d'être épié... Ah, en voilà un beau, bien fort!... L'aigle volait paisiblement, près du haut du mur, quand tout-à-coup une masse s'abattit sur lui. Avant qu'il ait pu réagir contre l'importun qui le prenait pour monture, douze griffes acérées s'enfoncèrent dans sa chair... L'arroseur arrosé.
Leu n'avait pas un instant à perdre, il devait dompter l'aigle séance tenante, ou bien faire une chute qui résoudrait définitivement tous ses problèmes.
Du coin de l'oeil, Leu avait pu remarquer Herne le mettre en joue. Bien évidemment, le chasseur lui avait indiqué ce moyen de transport pour accroître ses propres chances de finalement abattre cette proie qu'il "fréquentait" depuis toutes ces années pendant lesquelles le jeune monstre vivait (ou survivait) dans sa région. Mais Leu n'en avait cure: il savait que jamais plus il ne reviendrait en arrière, et ce chasseur pouvait bien tirer... Voilà qu'il tirait dans sa direction! Leu adressa un dernier regard empreint d'amusement à son adversaire, avant que ce dernier ne réalise pourquoi il lui avait laissé l'usage de son arme: au delà de la paroi, les balles du fusil ne passaient plus. Elles n'existaient plus, tout simplement, elles n'avaient plus le droit d'exister: La vie du chasseur s'était jadis terminée trop loin de cet endroit, et son écho ne pouvait s'éloigner plus... Le spectre tomba à genoux, serrant contre lui son arme devenue inutile et pleurant nerveusement, tandis que résonnait à ses oreilles le long ricanement diabolique de son ex-proie de prédilection... Un dernier geste d'adieu à un Herne malade de dépit, et Leu, ayant asservi l'aigle à sa volonté, fila d'un trait vers le bas, sur la corniche où cet oiseau avait construit son nid et d'où un puits rejoignait les faubourgs d'Eurar..
Après de longues heures passées à observer discrètement, mais attentivement la partie, il pouvait maintenant se faire une idée des règles de ce jeu, qui semblait passionner chacun des deux joueurs, pour qui le reste du monde était pour le moment un sujet hors de propos, tandis que la stratégie seule (quoique concurrencée par une bonne chope de bière régulièrement remplie) accaparait leurs pensées... A vrai dire, même, le jeu d'échecs tel qu'il était pratiqué par ces deux voyageurs lui semblait étrangement simple en comparaison de... Mais, de quoi?... Encore ce vide dans sa mémoire... Il fallait absolument trouver une solution! La taverne dans laquelle Leu se trouvait à présent était un lieu de passage pour tout ce que cette partie d'Eurar comptait de voleurs, de criminels, d'aventuriers (d'ailleurs son enseigne clamait en lettres de bronze: "Taverne Des Aventuriers"), ainsi que pour bon nombre de voyageurs qui partaient ou qui revenaient des régions sauvages; c'est pourquoi Leu pouvait se sentir ici en relative sécurité: parmi tous les nouveaux venus qui défilaient chaque jour entre ces murs, il pouvait se fondre dans le paysage et glaner quelques informations utiles, avant de décider de la conduite à suivre...
- "... Et comment vous appelez-vous? Que faites-vous dans la vie?", poursuivit le tenancier de la taverne, tout en astiquant consciencieusement le zinc de son bar.
Il s'était dit qu'un nom se terminant en "ov" ferait plus vrai pour un joueur d'échecs.
Ce n'est pas que Leu s'inquiétait le moins du monde pour sa victoire à un tournoi de jeu d'échecs, mais il sortit un instant dans la rue pour se rafraîchir un peu. Il régnait dans ce lieu de perdition une odeur infâme qui offensait son odorat de bête fauve. Voilà déja trois jours qu'il était parvenu à entrer dans la ville, et depuis ce temps, il allait de découverte en découverte, chacune ayant le même arrière-goût de déja-vu... Comme ce jeu, dans lequel il était passé maître: il lui suffisait de se concentrer quelques instants sur l'échiquier pour prévoir l'arbre des possibilités d'une bonne centaine de coups successifs. Grâce à quoi, il arrivait couramment à déceler les failles du jeu de chacun des adversaires d'une partie (car, il faut bien l'avouer, il n'avait pas vu de très bons joueurs, à la taverne)... Autre découverte, à la fois nouvelle et étrangement familière: les journées... Au centre de la ville, sur une colline, trois tours monumentales s'élevaient, rythmant l'activité de la ville comme un coeur à sa mesure: le Temple du Temps... Disposées sur une base triangulaire, ces trois parties d'un même instrument titanesque passaient pour avoir été la première oeuvre de l'Humanité, dans les temps mythologiques. La journée était décomposée de la manière suivante: du haut de la première des tours, un rayon de lumière rouge venait frapper la base de la deuxième et remontait, lentement et d'un mouvement régulier, vers son sommet. Un deuxième rayon rouge, plus sombre, partait alors de la deuxième tour vers la base de la troisième, et commençait lui-aussi une remontée vers son sommet, avec le même mouvement lent et régulier. Aussitôt ce deuxième mouvement terminé, la troisième tour laissait échapper un gaz inodore et comme chargé de poussière noire, plus lourd que l'air... Dans le meme temps, un troisième rayon de lumière, d'un rouge de fin du monde, venait éclairer la base de la première tour, en remontant tout aussi lentement que les deux premiers. Le gaz sombre emplissait assez rapidement toute la ville, qui se trouvait alors plongée dans le noir. Nulle part ailleurs qu'à Eurar dans le monde un tel phénomène n'avait lieu: dans toutes les autres villes, ainsi que dans les zones sauvages, la lumière restait constante et ne baissait jamais... Eurar était la seule ville du monde à connaître la Nuit. La nuit durait tant que le troisième rayon n'avait pas atteint le haut de la première tour. Alors, le gaz noir se dissolvait dans l'air, aidé en cela par les centrales de purification, puis disparaissait, et une nouvelle journée commençait... Habitué qu'il était à la durée que l'on appelait "une journée" dans la zone agricole, il remarqua que celle d'Eurar lui était légèrement inférieure... Leu ne pouvait s'empêcher de penser qu'il avait connu la nuit autrefois, et que cette notion n'était pas associée à Eurar... Alors, où était-ce? Il sentait que, quelque part enfouis dans les tréfonds de son esprit, devaient subsister ses souvenirs, mais quelque chose les empêchait de remonter au niveau conscient... Cette certitude de posséder une mémoire, même si elle restait pour le moment inaccessible, conservait en lui l'espoir de retrouver un passé et de découvrir ce qui avait fait de lui le misérable vagabond à demi animal qu'il avait été au cours des dernières années.
Ce soir-là, dans la Taverne, c'était la fête: Leu venait de remporter le tournoi, et le patron arrosait l'évênement...
Une bonne trentaine de clients à moitié ivres faisaient honneur à cette tournée générale offerte si généreusement.
Cette femme, au fond de la pièce, seule, dans un coin sombre, à l'abri de la chaleur et de la lumière dispensées par le feu allumé pour cette grande occasion dans la cheminée, semblait le dévisager avec une sorte d'appréhension, depuis son arrivée, à la tombée de la nuit...
Il décida d'aller s'asseoir auprès d'elle, non sans avoir eu la politesse d'échanger sa chope de bière contre une coupe du même nectar que celui qu'elle sirotait tranquillement, tout en scrutant son visage.
La jeune (jeune?) femme lui répondit par un regard d'interrogation. Ses yeux, d'un noir profond, immaculé, semblaient vouloir occulter un visage flétri, fatigué, mais pourtant juvénile. On eut pu croire qu'elle avait été (ou qu'elle était toujours) très malade... Elle était vêtue très simplement, d'une tunique et d'une cape rouges un peu démodées, et sa ceinture, bien que finement ouvragée, n'avait pas qu'une fonction ornementale, comme l'attestait la présence d'une dague d'argent, qu'elle avait pu conserver en entrant ici. Sa chevelure, soyeuse et abondante, lui couvrait avec grâce les épaules... Ses cheveux blancs faisaient encore plus ressortir le noir de ses yeux... Qui semblaient poser une question angoissée à Leu...
Brusquement, celui-ci comprit: elle essayait de communiquer avec lui dans un langage non parlé, un langage fait d'expressions, de gestes discrets, dans lequel le regard tenait la place prépondérante, et non la voix. Un langage dont étrangement il saisissait les tournures, sans jamais l'avoir appris (du moins, au cours des quelques années de sa vie dont il pouvait se souvenir)... Un langage que seuls eux, dans la taverne et certainement dans toute la ville, connaissaient... Un langage secret!
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