Autres lieux, autres joueurs

Dans un monde inconnu, mais légendaire, trois personnages étaient réunis autour d'une partie d'échecs multipolaires, et semblaient en grande discussion...
- "Que penses-tu de l'idée de Lukas, Sven?", demanda Veronika.
- "Et bien... Vous allez rire, tous les deux, mais j'aimerais bien que Lukas me ré-explique la manière dont il compte s'y prendre... Ah! Mouvement de trois pions du premier au septième plateau!"

Décidément, il semblait bien que la principale occupation de ces personnages fût de se casser la tête sur les échecs tout en discutant à propos de leurs autres problèmes!... C'est ainsi que le dénommé Lukas, qui avait pris place à quelques pas, à l'ombre, se mit à exposer son projet tout en manipulant ses troupes sur les différents plateaux de jeu par télékynésie...
- "Mon cher Sven", annonça-t'il en souriant (du moins, d'après le ton de sa voix, car son visage était caché par un numéro de "Publications Mathématiques", qu'il lisait avec attention), "Ce que je compte faire, concernant notre petit problème actuel?... Vous savez, comme moi, que depuis que nous l'avons enfermé dans sa boucle de Moebius, toute communication directe est exclue; de surcroît, cela ne fait que ralentir l'extension de la zone d'indécision, sans vraiment résoudre la situation... Pour tirer l'affaire au clair, j'ai imaginé une intervention hautement indirecte, selon une voie que je le sait incapable de concevoir..."

Tandis que Lukas poursuivait son discours par des détails techniques qu'il est interdit de révéler aux humains de notre époque, des illustrations holographiques apparaissaient dans l'air, devant les yeux de ses deux interlocuteurs. La plupart de ces images étaient indescriptibles dans notre langage, mais il semblait bien que quelques-unes eussent pour sujet principal un objet de forme tétraédrique...

Ses pensées se faisant plus sombres et impénétrables, il ajouta d'un ton sépulcral:
- "Cette intervention nous forcera à suivre l'écoulement du temps thermodynamique lié au segment occupé par le maillon défaillant, au moins provisoirement, ce qui, outre nous forcer à une implication concrête dans les évênements, nous dépouillera d'une grande part de notre marge de manoeuvre habituelle... Sans certitude de succès."

Pour finir, sa voix prit un timbre légèrement amusé:
- "Dites, vous deux, vous ne pensiez tout de même pas que votre alliance pourrait m'échapper?... Hé hé!... Regardez le quatrième plateau!..."

Sven et Véronika écarquillèrent les yeux de surprise: malgré la coalition réalisée secrètement entre leurs deux armées de pions, l'un des plateaux venait d'être conquis par Lukas, décidément joueur hors-pair...

***

"Oh oh!... Oulah!", s'exclama intérieurement Leu, quand il comprit la question de l'inconnue, puis, toujours pour lui-même, il ajouta: "Cette fille me connait, ou alors je rêve!". Il n'y avait qu'une chose à faire, pour vérifier la seconde hypothèse, et il la fit: il avala la pleine coupe de nectar qu'il avait apportée cul sec. L'effet de cette boisson très fortement alcoolisée ne se fit pas attendre, et notre héros eut juste le temps de tourner la tête vers la cheminée qui éclairait l'auberge avant qu'une langue de feu de bien six mètres de long ne jaillisse de sa bouche ouverte.
- "Rheuu! Voilà qui arrache la gueule! Mais au moins, je sais que je ne rêve pas!".

Les autres clients ne prétèrent pour la plupart qu'une distraite attention à cette fantaisie pyrotechnique. La jeune femme, quant à elle, réprima un sourire, puis poursuivit dans son langage non parlé:
- "Leu! C'est bien toi! Je t'ai cherché dans ce monde pendant trois ans, mais la configuration -inimitable- de tes pensées m'a enfin permis de te retrouver..."

Complètement désorienté par cette incompréhensible affirmation, Leu tenta de la couper pour lui demander d'où elle le connaissait, et qui il était dans la foulée, ce qui eût quelque peu accéléré le cours de cette histoire (quoique...), mais il s'aperçut qu'entre comprendre un langage et s'exprimer par son truchement, il y avait un pas qu'il n'avait pas encore franchi: ce furent donc les expressions d'étonnement, d'interrogation et d'impuissance qui défilèrent successivement sur son visage, quand il vit son interlocutrice lui annoncer:
- "Ah! Oui... Je voulais te préciser que mon langage t'est seulement compréhensible -ce qui est déja extraordinaire- parce que tu as demandé toi-même à ne pas pouvoir l'utiliser, quand tu es parti, il y a onze longues années... Il est donc inutile de singer des grimaces, comme tu le fais!".

Elle but une petite gorgée de sa coupe de nectar, eut un claquement de langue de connaisseuse en hochant la tête -cette liqueur était succulente!- et entra dans le vif du sujet...
- "Tu dois être étonné de me trouver dans cet endroit perdu, mais, vois-tu, cela faisait déja huit ans que nous n'avions pu entrer en contact! Je n'ai pas pu attendre plus, je voulais savoir si tu étais encore en vie... J'ai reçu l'aval du Conseil pour une expédition du même genre que la tienne, mais avec une légère variante...".

Tout en exprimant ces mots, elle dégagea de sous le col de sa tunique une chaînette d'or qu'elle portait autour du cou, au bout de laquelle une sorte de pierre était fixée. Cette pierre évoquait pour Leu un morceau de verre bleu un peu abîmé en quatre points... Intrigué, il regarda l'inconnue poursuivre:
- "Mon ancre! Je n'aurais ainsi pas à attendre que tu aies trouvé le correspondant dans ce monde pour revenir... Attention!"

Le dernier mot fut prononcé de vive voix, et Leu plongea aussitôt sous la table, évitant le trait rouge d'un rayon laser qui vint frapper de plein fouet la jeune femme. Elle tomba lourdement sur le sol. A la porte de la taverne, trois personnages vêtus et casqués de noir, dont l'un rabaissait le canon d'un fusil, venaient d'entrer...
- "Police Municipale, service de sécurité/intervention! Rendez vous! Vous n'avez aucune chance! La maison est cernée!", dit l'un d'eux d'une forte voix. Décidément, quels que soient le lieu et le temps, les premières paroles des flics seront toujours les mêmes! Quel manque d'imagination!

Agir. Vite. Les clients de la taverne avaient été regroupés dans une autre salle à son insu; quelle guigne! Il ne l'avait même pas remarqué, lui qui faisait toujours attention au moindre détail, occupé qu'il avait été à s'imprégner du langage de l'inconnue! Manifestement, c'était à lui que ces gardes en voulaient...

Analyser la situation... Un autre rayon vint transpercer une table, devant lui. L'aubergiste était encore à son bar, à essuyer des verres, comme si tout était normal. Que faire?...

D'habitude, si l'on s'en tient aux bons vieux clichés, un chat doit détourner l'attention des gardes. Un chat? Bonne idée! Un énorme matou -bien étonné de sa soudaine existence- pesant plusieurs tonnes bien grasses, s'abattit lourdement sur les trois sinistres personnages qui, assommés, ne tardèrent pas à dormir d'un sommeil de plomb fourru. Le chat bailla, ce qui fit vibrer les murs de la taverne, et s'endormit devant la porte d'entree.

C'était un magnifique sacré de Birmanie, détail cocasse quand on sait que la Birmanie n'était qu'un mot vide de sens pour les habitants de ce monde... Pour tous ses habitants?

Tumulte à l'extérieur. Les autres tentaient d'entrer ("... La maison est cernée!..."); mais le blue point monstrueux, par sa masse, leur barrait la voie. Pas pour longtemps.

Mais restons dans les clichés.
- "La sortie dérobée! Où?", interrogea Leu, en tenant le patron par la peau du cou.
- "Non! Pas ça!... Pas la peau du cou! Je dirai tout!", gémit le tenancier de ce tord-boyaux, "Là, sous le bar, il y a une grille qui mène aux égouts! C'est la seule voie de sortie!"

Il y avait bien une grille. Leu eut juste le temps de prendre la jeune inconnue inerte sur son épaule, telle un paquet, d'opérer une petite modification de l'apparence de l'aubergiste et de plonger dans la bouche d'égout, avant qu'un bataillon de policiers ne surgisse d'une ouverture creusée au laser dans la chair de l'animal hippopotamesquement félin, dans la taverne...
- "Non! Non! C'est pas moi! J'vous assure!", cria peureusement Leu... Non, l'aubergiste (mais, physiquement, à présent, où était la différence? ).

Celui-ci hurlait encore son innocence (de quel crime?) quand les gardes l'emmenèrent, avec le classique "Vous vous expliquerez au poste!", en le bastonnant fort correctement.

***

Les égouts sentaient mauvais. Les égouts sentent toujours mauvais. Mais là, ça dépassait tout! Imaginez vous trouver dans une petite pièce sombre, dans laquelle un esprit malin aurait déversé le contenu de tous les pots de chambre de l'Hospice de la Charité: vous en auriez jusqu'aux aisselles; par dessus cette odeur authentique, rajoutez le fumet rustique du bon purin macéré trente jours durant dans l'huile rance, le parfum original des graisses de machine pas tout à fait brûlées, et l'arôme puissant des impasses sombres de bas quartiers un jour de grêve des éboueurs; vous aurez ainsi une idée de ce qui assaillait les narines de notre courageux aventurier...

Pour parfaire le tableau, ouvrez sans tarder une bonne douzaine de boîtes de sardines à l'huile de basse qualité et avalez le tout au fumet des couches de la veille du petit dernier... Quand vous aurez terminé, attendez (si nécessaire) que ce goût acide et nauséeux remonte dans votre gorge, et vous pourrez schématiquement vous figurer les impressions qu'on peut ressentir, dans l'endroit où il se trouvait...

Depuis plusieurs heures, notre ami avançait péniblement dans ce bouillon de culture, son fardeau sur l'épaule, et commençait à fatiguer; lorsque, venue d'un conduit principal du réseau, une lame de fond vint les balayer. Sa dernière pensée fut que, probablement, cent mille personnes venaient simultanément de tirer leurs chasses d'eau.

Bien plus tard, lorsqu'il reprit connaissance, il fut prit d'une violente nausée, et passa un long moment à vomir douloureusement les horreurs qui avaient envahi son estomac, tout en toussant fort pour cracher l'infâme brouet qui avait noyé ses poumons... Enfin, il put se relever de la position dans laquelle il s'était retrouvé, et regarda autour de lui.

Il se trouvait sur une sorte de plage, au bord d'une étendue d'eau polluée, à la sortie des égouts.

Un grand poête avait autrefois écrit que ceux-ci menaient droit en Enfer. Personne n'en savait rien, les quelques rares personnes à s'y être aventurées n'étant jamais allées bien loin. Leu avait maintenant tout loisir pour vérifier ses paroles...

L'endroit était plongé dans une pénombre rougeoyante permanente, ce qui permit au mutant d'observer à loisir la vie qui y grouillait. Une vie éxubérante, monstrueuse. Une végétation quasi-tropicale, une forêt inextricable et étouffante, où croissaient et multipliaient sangsues, lézards de toutes tailles, masses gélatineuses pleines de dents et aux yeux pédonculés... Et des rats, des insectes venimeux, et toute la faune la plus dangereuse qui se puisse trouver étaient rassemblés ici, en ce lieu d'étouffante chaleur. Aucun animal ne tentait de s'approcher de la petite plage. L'Homme, même ici, était un prédateur trop connu et redouté.

Comme pour augmenter l'angoisse de l'éventuel visiteur, le plafond ici était très bas, peut-être à cent mètres de hauteur seulement, et rejoignait très vite l'horizon, ce qui augmentait d'autant l'impression d'isolement et d'écrasement. Une caverne vaste, mais pas tant que cela.

Au loin, une installation manifestement jamais visitée travaillait à purifier les eaux usées. Le ronronnement des pompes qui renvoyaient l'eau recyclée vers un pipeline à destination des régions du Nord était omniprésent.

Nulle trace de vie humaine. Nulle part. Il était seul. Ils étaient seuls. Leu venait de percevoir les bruits du réveil de la jeune femme, qui se trouvait derrière un amas de débris puants, sur la même rive que lui...

Quand il la rejoignit, elle toussait de façon désordonnée, rendait des litres d'eau boueuse, pliée en deux, et claquait des dents... Elle avait probablement contracté une infection dans ce taudis. Brutalement ramené au sens des réalités immédiates, il entreprit de lui porter secours.

Il fit ce qu'il put pour l'aider à se vider de la même façon que lui, quelques minutes auparavant...

Mais son état était plutôt lamentable: le rayon laser qui l'avait frappée avait brûlé une partie de son visage, ainsi que ses yeux. Elle était blanche de teint, du moins sur ce qui lui restait de peau intacte, continuaità tousser et à trembler très violemment, et semblait s'affaiblir de plus en plus. Des bubons monstrueux commençaient à percer et à ravager son visage. Isolés dans cet endroit hostile, recherchés par la Police, il était à peu près évident que les seuls soins qu'ils pourraient trouver seraient des paroles apaisantes. Elle n'en avait plus pour longtemps, aussi Leu préféra-t'il la laisser parler; ce qu'elle fit, paniquée, à haute voix, pour demander:
- "Il fait bien sombre. Qui a éteint la lumière?"

Sur le moment, le choc qu'il ressentit le laissa sans réaction.

Sa voix.

Il ne fut même pas surpris de sentir des sanglots monter dans sa gorge quand il répondit, hésitant:
- "Et bien, euh... Te souviens-tu de l'attaque de tout-à-l'heure?"
- "L'attaque?... Oh!... Non...", fit-elle en touchant son visage décharné et brûlé en grande partie, "Je ne vois plus! Je suis aveugle! Aveugle!"; ses cris désespérés déclenchèrent chez elle une douloureuse quinte de toux, que Leu apaisa de son mieux en la prenant dans ses bras et en tentant de la calmer par de petites tapes tendres sur l'épaule et des "Calme toi! Cela ne sert à rien!...".

Malheureusement, le fait de se calmer quelque peu ne lui servit qu'à prendre conscience de la brûlante douleur qui lui mangeait les yeux, et elle se mit à gémir doucement de souffrance, sans pouvoir compléter ses pleurs par des larmes...

Leu sentit une immense tristesse l'envahir, car il la sentait s'en aller, avec sans doute un morceau de son passé... Ce qu'il ressentait n'était, il en avait la conviction, pas nouveau.

Pris d'une tendre impulsion, il entoura ce qui restait de son visage de ses bras et la berça pour adoucir son tourment... Dans un souffle, entre deux gémissements, elle parvint à articuler quelques mots:
- "Leu... Leu, mon amour... Je vais mourir ici... Aveugle... Je ne puis utiliser mon ancre pour repartir... Prends-la, et rejoins-nous... Vite... L'île..."

Il se laissa aller a pleurer avec elle, et plus rien n'exista pour eux deux que cette douleur qui finit par l'épuiser totalement, et la refit sombrer dans l'inconscience...

Elle ne parlait plus, respirait encore faiblement... Leu se sentit submergé de tristesse, pour cette femme qui n'était desormais plus une inconnue... Il savait que, dans une autre époque, avant qu'il perde sa mémoire elle avait été... Son épouse. Mais c'était tout. Du bonheur conjugal, il ne restait aucun souvenir en lui.

Il la serra contre sa poitrine en sanglotant...

Ses larmes tombèrent sur les joues de la jeune femme... Sa respiration se fit soudain plus forte, il la sentit se raidir. Elle reprit conscience, et eut la force de murmurer:
- "Mon cher amour... Je meurs... Je dois quitter ce monde... Je t'en prie... Détruis mon image... Detruis mon..."

Ses muscles se détendirent. Définitivement.

***

Le bijou que la jeune femme avait appelé "ancre" brillait d'une faible lumière bleutée, au cou de Leu. Comme elle le lui avait demandé, lorsque son image avait commencé à se détacher de son corps sans vie, il avait utilisé son pouvoir pour la dissoudre dans la réalité... L'ombre était alors devenue de plus en plus transparente, et avait finalement disparu, avant d'avoir pu prononcer un seul mot...

Leu se sentait infiniment las et triste. Il s'allongea sur le sable, et se mit à pleurer. Sa mémoire n'était pas revenue. Mais la mort de son épouse venait de lui faire prendre conscience d'un vide plus glacé que l'absence de passé.

Il créa une image de barque de bois, et y transporta son corps sans vie. Il conduisit la barque au milieu de l'étendue d'eau, et revint à la nage vers la rive, évitant de peu les machoires d'un alligator téméraire.

De là, il envoya un dragon rouge mettre le feu à la sépulture flottante...

La flamme, de couleur jaune, éclaira très longtemps le lac et ses environs.

A suivre...