Le froid |
Le général H.J. Hermann entra sans frapper dans le bureau d'état-major. Sans frapper et sans saluer ceux qui étaient présents, chose qui en temps ordinaire aurait passé pour une inqualifiable faute de discipline, mais qui, signe de la situation de crise qu'abordait le bureau de gouvernement militaire, ne fut même pas notée par le plus pointilleux des officiers de l'Alliance des Etats du Nord, le général Owenovsky, qui leva aussitôt la tête de la série de documents étalés sur la grande table blanche pour s'adresser à lui:
Les photographies que Hermann était en train d'étaler sur la table, devant ses collègues, venaient tout juste d'être prises par le satellite ultra-secret "Taupe 17" -drôle de nom pour un satellite!- et représentaient une portion de l'Océan Pacifique, d'un bleu très sombre, signalant une profondeur d'eau très importante, au milieu de laquelle apparaissait... Une île.
Personne n'osa éclater de rire, et, durant un instant, un silence de plomb, presque palpable, s'installa dans la salle de commandement...
C'est H.J. Hermann qui parla le premier, au grand soulagement de tous:
Comme apparemment personne n'était contre, Hermann lu à voix haute:
Owenovsky ne pouvait en croire ses oreilles: comment un de leurs meilleurs satellites, couplé aux ordinateurs les plus puissants, pouvait-il échouer dans une analyse? Et c'est d'un ton moqueur qu'il attaqua:
Tout le monde, cette fois, partit d'un rire franc et joyeux, ce qui eut pour effet pendant un moment de faire passer ce conseil de guerre pour quelque cocktail, quand tout à coup la porte s'ouvrit en coup de vent, livrant le passage à un officier des communications, à l'air épouvanté. Tous les regards se tournèrent vers lui.
Quelque part au plus profond de la terre, une main tremblotante -à six doigts- émergea de la boue nauséabonde et gluante... Bientôt, le reste de Leu se détacha, avec peine, de la fange... - "Pouah! Encore raté!... Décidément, ce n'est pas facile, de sortir de l'enfer!",grommela notre ami, tout en crachant le plus gros de la bourbe qui avait envahit ses bronches... "Breuah!... Et en plus, j'en ai avalé!" C'était bien la centième tentative ratée de Leu pour sortir de la partie la plus basse du monde, mais pas l'ombre du commencement du plus petit découragement ne venait troubler sa froide détermination. Il avait presque tout essayé, pour franchir l'obstacle que constituait l'embouchure des égouts, et qui cependant était la seule voie possible: il avait tenté, par exemple, de construire un pont par dessus la rivière, mais l'imprévisible courant avait eu raison de cette idée; il avait aussi essayé le coup du cuirassier atomique, mais l'équipage avait -inévitablement- refusé de naviguer dans un tel cloaque... Peuh! Les pleutres! Il avait aussi tenté de modifier la forme du lit de la rivière pour affaiblir le courant, mais, là encore... Las de ces infructueuses expériences, et essayant de se creuser la tête, à la recherche d'une idée aussi géniale qu'efficace, il avait finalement opté pour le simple radeau à voile (le vent s'engouffrait en effet dans le boyau, offrant certainement un bon moyen de fournir de la poussée au radeau); mais cette idée, comme cent autres, l'avait finalement rejeté sur la rive, où il se retrouvait à présent. Il se reposait au bord de l'eau tiède, mousseuse et bien sûr polluée, amenée sur la plage par les couloirs labyrinthiques des égouts, quand un détail attira son attention... Les saumons. Ces poissons avaient une manière bien à eux de remonter le courant: il sautaient hors de l'eau, à contre-courant, pour replonger, un peu plus loin, et recommencer inlassablement ce manège. Cela semblait assez efficace... Le radeau dont Leu venait d'essayer de se servir pour remonter la rivière gisait, dans la boue, à quelques encablures de là. La voile était retournée à l'état de poussière, mais qu'importe... Oui... C'est ça... Voilà l'idée! Pourquoi ne pas y avoir pensé plus tôt? Bien sûr!...
Une bonne douzaine de marins-pécheurs, assistés de menuisiers, remirent en état le radeau et le munirent d'un filet frontal très resistant, dans lequel ils installèrent une meute de saumons de la plus pure espèce. Un froissement silencieux de ciré jaune: ils s'inclinèrent avant de prendre congé, laissant Leu debout, à la barre de ce navire original, un fouet à la main droite.
- "Qu'est-ce que c'est que cette blague?", rugit le général Owenovsky quand il entendit la nouvelle, "Comment ça, <Taupe 17 ne fonctionne plus>? Le meilleur de notre technologie, dernier cri de nos unités de recherche technologique de pointe, en orbite depuis moins d'un an, aurait, comme ça, un matin, décidé de prendre des vacances? Vous vous foutez de ma gueule ou quoi? Allez, allez, reprenez contact avec ce coûteux et incompétent engin, et plus vite que ça! Qu'est-ce que vous avez à me regarder comme vous le faites? Vous ètes sourd? Filez, vous dis-je!". Le moins qu'on puisse dire est qu'Owenovsky était furieux, et il y avait de quoi: un phénomène inconnu débarque un beau jour au milieu des eaux internationales, comme pour narguer la surveillance des satellites de télédétection les plus perfectionnés, lesquels satellites tombent, ipso facto, en panne!
Mais l'officier des communications ne partit pas pour autant. Au contraire, il prit de nouveau, calmement, la parole:
Tous retinrent leur souffle pendant qu'Owenovsky parcourait le message. Un long moment s'écoula, ponctué des "Nom de!..." et des "Bande de!..." lachés par le général hors de lui...
Finalement, celui-ci releva le nez et, d'un air grave, annonça ce que tous redoutaient plus ou moins:
Depuis plusieurs dizaines d'heures, le radeau de Leu filait à contre-courant, à travers un dédale de tunnels d'écoulement d'égouts... A dire vrai, Leu ne se sentait pas très en forme: cela devait être l'effet de toutes les fatigues accumulées depuis le début de sa fuite d'Eurar... En effet, il n'avait pas dormi, du moins pas volontairement (ne parlons pas des longues périodes d'inconscience qui avaient dû le frapper, à la suite de ses chutes spectaculaires), et à cela s'ajoutait une tension nerveuse extrême: il avait perdu son épouse de façon stupide, et n'avait toujours pas retrouvé la mémoire... Sa mémoire... Tout en tenant fermement la barre de son navire improvisé, il essaya de rassembler les quelques souvenirs qui avaient filtré au travers des brumes de son cerveau... "Voyons", se dit-il, "Mon nom est Leu, à n'en pas douter; sans quoi jamais je n'aurais éprouvé un tel choc quand le Tigre m'a appelé ainsi... Il y a onze ans, mes souvenirs s'arrêtent brusquement, pourquoi? J'ai la sensation de connaître la ville d'Eurar, je suis excellent joueur d'échecs, puisque j'ai battu les meilleurs professionnels, lors du tournoi de la Taverne de Aventuriers, mais cela n'a pas éveillé en moi d'écho majeur... Cela devait être une sorte de passe-temps. Et puis il y a cette femme, que j'ai rencontrée là-bas. Je sais qu'elle a été mon épouse, mais je ne me souviens plus de son nom, ni même d'aucun détail net de notre vie commune. Mais elle, elle m'a reconnu; elle n'était même pas étonnée par mon pouvoir sur les images... Elle a dit qu'elle était sans nouvelles de moi depuis tout le temps de mon amnésie et qu'elle était finalement partie à ma recherche, avec la permission du "conseil", elle a parlé d'<expédition>, avec une <ancre>...". Tout en pensant cela, il manipulait l'objet que la jeune femme lui avait laissé en mourant: une sorte de bijou bleu, peut-être un saphir, à la forme irrégulière, comme si quatre points avait été brisés... Il continua sa réverie, tandis que les saumons continuaient à entrainer le radeau vers la source de l'eau courante à l'odeur méphitique... "Ce langage non parlé que nous utilisions pour communiquer, je ne pouvais que le comprendre, et elle semblait dire que j'en étais responsable... Comme c'est étrange... Et puis elle a parlé de l'île, qu'il me faut rejoindre... Pourquoi n'ai-je pas plus de chagrin que cela de sa mort? Pourtant, j'ai souvenir des longs deuils qui se pratiquent, dans ce monde... C'est comme si je sentais que... Mais non, c'est impossible! J'ai peut-être été quelque religieux, après tout!". A cette pensée, il sourit intérieurement. Bientôt, l'embarcation déboucha dans un nouveau paysage: finies les galeries sans fin, finie la lumière uniforme des murs phosphorescents; ici, le plafond remontait vertigineusement en altitude, la luminosité était de très loin supérieure à celle des égouts et de l'Enfer, et une vaste prairie bordait la rivière dans laquelle naviguait Leu... Ce portrait champêtre était fort joliment complété par la présence de collines à pente douce, de vergers et de troupeaux paissant dans la vaste plaine... Leu se sentait de plus en plus épuisé. "C'est curieux, je n'ai jamais vu cet endroit... Me suis-je trompé de route? Ceci n'est pas Eurar, la ville maudite... Peut-être que j'ai parcouru beaucoup plus de chemin que je ne le pensais, quand je me suis évanoui, lors de ma fuite...". Avisant une petite grève, il décida de faire halte pour prendre du repos et faire cuire un de ces appétissants saumons, car il devait reprendre des forces. A peine eut-il mis le pied sur le sol qu'il sentit la tête lui tourner, ses perceptions faiblissant soudainement. "Oulah! Il fait bien froid, tout-à-coup!", se dit-il en frissonnant... Puis, très rapidement, il se retrouva couché en chien de fusil sur le sol, en grelottant de fièvre... Que lui arrivait-il donc? Les saumons, quant à eux, vieillisaient à vue d'oeil dans le filet. La sensation de froid était si intense... Comment une telle chose était-elle possible? Les brumes de son esprit s'épaissirent, engloutissant toutes ses pensées conscientes dans un mélange de vertige et de douleur... Dans le filet, tous les saumons étaient à présent morts. Et, à la fin, Leu cessa de trembler.
On les appelait Eliza, Elvira et Alexia. Trois soeurs apparues dans ce monde au même instant. Elles n'avaient pas de parents et personne ne se souciait de ce détail. Eliza et Elvira étaient aveugles, mais pouvaient toujours compter sur Alexia pour guider leurs pas. Toutes trois partageaiant un don précieux: elles savaient lire dans le coeur des hommes... En fait, elles étaient capables de percevoir les esprits comme des lueurs, dont la forme et la couleur étaient d'excellents indicateurs sur l'état des personnes auxquelles ils appartenaient. Ce don passait pour être de grand secours dans les affaires de coeur, de relations, mais aussi -chose étrange- dans la guérison des maladies. Et ne parlons pas de ces illuminés qui venaient parfois importuner les trois soeurs pour connaître leur avenir!... De toute façon, les triplées ne faisaient pas commerce de leur pouvoir, et personne ne s'en portait plus mal. Elles étaient aimées, car toujours pleines d'attention pour tout ce qui pouvait toucher à la misère humaine, et grande était leur sollicitude pour les pauvres et les malades qu'elles pouvaient rencontrer. Parfois, quelque jeune berger amoureux venait leur demander pourquoi elles restaient toujours ensemble et pourquoi aucune d'entre elles ne s'était jamais mariée; elles répondaient que l'idée ne leur était jamais venue, et que, sans doute, leur destin était de demeurer unies... Parmi les phénomènes étranges qui se manifestaient, de temps à autres, dans les plaines du Monde du Milieu, l'apparition de ces trois soeurs, il y a de cela onze ans, était sans doute le plus heureux de tous...
Lors de l'une de leurs promenades dans la prairie, ce jour-là, Alexia et ses deux jumelles marchaient le long du cours de la rivière brune (ce nom provenait de la couleur de ses eaux, et ne faisait nullement référence à l'horrible odeur qui s'en dégageait) pour arriver plus vite aux vergers, où elles étaient attendues pour la cérémonie du ramassage des premiers fruits, quand, soudainement, le regard d'Alexia rencontra une forme recroquevillée sur elle-même, au bord de l'eau...
Ses deux soeurs, évidemment, ne pouvaient voir, mais Alexia avait sous-entendu l'utilisation de leur don, afin qu'elles puissent percevoir son esprit... Cependant, elles ne sentirent rien, et s'en étonnèrent:
Confuse, Alexia s'aperçut qu'elle n'avait fait qu'utiliser son sens de la vue:
Prudemment, elles se rapprochèrent de ce qui semblait être un
vagabond endormi, et sans doute malade, étant donnée sa posture... Puis elles furent si près de lui qu'Eliza et Elvira purent le toucher pour se rendre compte de sa présence.
Avec espoir, Alexia posa son oreille sur la poitrine du malade, puis, au bout d'un instant, affirma d'un air résolu:
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