Le forestier |
Lumière... Cette salle de dimensions indéterminées, située dans une bibliothèque du monde légendaire, ne contenait rien d'autre qu'une table, en son centre, autour de laquelle étaient disposées quelques fauteuils de cuir noir, et au dessus de laquelle un objet de forme tétraédrique était comme suspendu, animé d'un lent mouvement de rotation complexe selon trois axes invisibles, en émettant une faible lueur bleutée... Cette unique lumière était refletée à l'infini par les murs, le sol et le plafond, parfaitement réfléchissants, donnant ainsi à cette salle l'air d'être le croisement de trois colonnes luminescentes infinies et perpendiculaires. Chose curieuse, ni la table, ni les sièges n'avaient de reflet, et la température qui régnait était celle, confortable, d'une cave. Aucune porte, ni trappe d'accès n'était visible, mais bien avant que la question de l'utilité du mobilier ne se pose, quatre personnages vétus de blanc apparurent dans les fauteuils, comme s'ils y avaient toujours été assis. Trois d'entre eux nous sont désormais familiers: Sven, Veronika et Lukas. Le quatrième était une femme d'âge incertain, à l'air grave, les cheveux - parfaitement blancs - réunis en chignon derrière la tête. Le trait le plus marquant de son aspect physique était sans doute la couleur de ses yeux: entièrement noirs, sans la moindre trace de blanc, reflétant la lueur émise par l'objet bleuté. Ses gestes étaient lents et réfléchis, laissant une curieuse impression d'irréalité.
Sven prit la parole:
Et comme pour accompagner ces paroles, la lumière du tétraèdre se mit à pulser, en même temps que les trois droites dont il était le centre... L'objet modifia son mouvement, de telle façon que chacun puisse, tour à tour, observer en détail chacune de ses faces, puis sa couleur bleu uniforme céda la place à la représentation d'une scène de la vie quotidienne sur un monde réel: un petit être à fourrure se préparait à sauter sur une proie. Dans le même temps, une phénoménale quantité d'informations était transmise aux quatre maîtres: situation précise dans l'espace-temps, historique complet, projections des principales lignes d'avenir envisageables, informations complémentaires, comme le nombre de fois où le cas était déja passé en jugement, et la raison pour laquelle le problème était de nouveau posé, etc... Tout ce qu'il fallait, en fait, pour décider de la suite des événements.
La scène était bloquée, et l'objet attendait un jugement.
Les étranges yeux de Gwendoline se mirent à briller plus fort, tandis qu'elle réféchissait sur ce noeud: elle envisageait les conséquences de chaque éventualité, et les autres faisaient de même, ainsi, sans doute, qu'une bonne partie des autres maîtres, en deçà de leur horizon...
Au bout de quelques secondes, elle énonça ses conclusions:
L'intensité lumineuse crût vertigineusement, puis décrût en l'espace d'un instant, comme si un éclair avait traversé la pièce. Les propositions des autres groupes de maîtres de cette bulle d'Univers étaient simultanément soumises au réseau. En effet, l'éclair avait été émis non seulement par le tétraèdre de la pièce, mais par tous les autres, qui étaient bien plus que ses reflets. Chacun représentait un petit groupe, réuni lui aussi dans le même instant pour la même raison. Il y avait tellement d'éléments dans ce réseau, et donc de groupes, que nul ne se serait hasardé à entreprendre de les compter. en regard des autres peuples de l'Univers, les maîtres étaient bien peu nombreux, mais ils étaient virtuellement une infinité, et se connaissaient tous par leur nom. Instantanément, la proposition la plus fiable de l'ensemble fut la seule à être maintenue, et, comme presque toujours, ce fut celle de Lukas... Et l'image s'anima, laissant voir la suite de l'action: au moment où l'animal commença son saut, son gibier se préparait à défendre sa vie de ses fortes défenses... Un grain de poussière vint alors se déposer sur son oeil, déclenchant le réflexe de fermeture des paupières, et détournant son attention une fraction de seconde... Simultanément, étaient affichés le coût en énergie, les conséquences secondaires, la déviation par rapport aux prévisions, à court terme, à long terme, et à très long terme, de l'intervention. Tout fut terminé: la proie avait été la première, et serait la dernière de son espèce. L'autre survivrait et ses descendants donneraient, des millions de générations plus tard, une race d'êtres intelligents, ce qui élèverait - de manière infinitésimale - le niveau de conscience de l'Univers, ainsi que le pouvoir des maîtres... L'image s'effaça, alors que deux nouvelles scènes prenaient sa place: deux nouveaux cas à juger... Le premier jugement avait demandé une minute; ce nouveau - et double - problème prit moitié moins de temps. Puis, en un temps deux fois plus court, furent jugés deux fois plus de noeuds. Le processus ainsi commencé continua, prenant toujours plus d'ampleur, toujours plus vite...
Il s'appelait Edmond Durand et il était pilote. Pas pilote d'automobile, ni de bateau à voile, non: il était pilote d'hélicoptère, au service de l'Armée Française. Il était capitaine. En fait, ce n'était là qu'une des raisons pour lesquelles il avait subitement dû interrompre ses vacances pour se retrouver seul dans son appareil, à une trentaine de mètres d'altitude au dessus des vagues, fonçant à près de mille kilomètres à l'heure vers un minuscule point du Pacifique... Les autres raisons étaient d'un autre ordre: aucune collaboration militaire entre l'Alliance des Etats du Nord et l'Union des Démocraties Populaires du Sud n'était, en l'état actuel des relations internationales, envisageable. La France, grande puissance neutre, avait donc été sollicitée pour assumer, seule, les missions de reconnaissance préalable dans la région de l'apparition. Edmond avait d'excellents états de service pour ses missions en hélicoptère de combat et, détail non négligeable, n'avait pas de famille pour déplorer son éventuelle disparition. En fait, Edmond n'avait pas grand-chose à craindre d'une attaque: il était relié par radio à trois centres de communication, qui surveillaient en simultané toutes les données transmises par les capteurs de l'appareil, ainsi que les paroles du pilote lui-même. Et même si d'aventure, ce cordon ombilical virtuel ne suffisait pas à assurer la sécurité d'Edmond, si il se faisait prendre, il restait encore le poison-flamme! Le poison-flamme... A cette époque, les techniques utilisées pour arracher aux prisonniers des informations sur le camp adverse avaient progressé de façon telle que l'on parvenait à récupérer les précieuses données dans le système nerveux lui-même, sous forme eidétique: aucun effort pour cacher la vérité n'était plus possible. La seule solution résidait dans ces innombrables petites capsules, fixées à l'intérieur des vaisseaux sanguins des militaires, qui s'ouvraient sur une injonction mentale, libérant la terrible substance, qui, rapidement, imprégnait le corps tout entier... Cette monstruosité de la chimie devenait alors instable, déclenchant une réaction irréversible et extrêmement brutale, qui entraînait la destruction totale du cerveau. Le dégagement de chaleur qui accompagnait le processus était si important que l'empoisonné se transformait en torche humaine... Il n'existait, évidemment, aucun antidote au poison-flamme. Ah, oui: afin de décourager tout désir de suicide de la part des soldats, les chimistes s'étaient débrouillés pour que la phase primitive d'empoisonnement soit une phase de douleur maximale... Edmond avait encore des sueurs froides, rien qu'en pensant aux atroces hurlements poussés par un pauvre gars de son régiment, victime de l'éclatement accidentel d'une de ses capsules internes... La rêverie d'Edmond fut brutalement interrompue par la stridente sonnerie du radar: terre! L'île se découpait nettement sur l'horizon sans nuage: de très hautes falaises de granit l'entouraient, à la manière des murailles d'un château-fort, d'une imprenable forteresse qu'il s'apprêtait à survoler... La tension d'Edmond était transmise, en même temps que les autres renseignements sur son état présent, à un enregistreur, à plusieurs milliers de kilomètres de distance. Sur place, un opérateur se grattait la tête d'anxiété, au vu de la forte pente ascendante que prenait la courbe ainsi tracée... Puis, plus rien. Pendant plusieurs minutes angoissantes, aucun des trois centres de traitement de données ne reçut autre chose que du bruit blanc...
- "... reçois plus! Je répète: Ici le capitaine Durand! Je viens d'effectuer un premier passage au dessus de l'objectif, à basse altitude, et me prépare à un deuxième survol! J'espère que vous m'entendez, car je ne vous reçois plus! A Vous!"
Le général H.J. Hermann, qu'une dévorante curiosité avait poussé à interroger directement de la sorte le pilote français, était consterné, tout comme le reste du personnel du centre de traitement, et tout comme, sans aucun doute, les personnels des deux autres centres, le français et le sudiste... Ainsi donc, les informations transmises par les satellites de télédétection, juste avant leur mise hors-fonctionnement, n'étaient pas dénuées de toute causalité: la tache floue qu'était et que restait l'intérieur de cette île nouvelle, sur les photographies, n'était vraisemblablement que le reflet d'une étrange, d'une terrible réalité, qui dépassait le pouvoir analytique des meilleurs ordinateurs de mesure... Personne ne se faisait d'illusion: ce second survol de l'énigmatique île ne donnerait rien de plus que le premier... Le découragement gagnait, d'autant que l'analyse que l'on espérait de la panne des satellites n'avait pu avoir lieu: lesdits satellites s'étaient proprement volatilisés, les navettes de récupération étaient rentrées bredouille, et l'on se préparait à affronter la triste réalité d'un mystère impénétrable... ... Mais soudain, les haut-parleurs de la salle, restés branchés sur écoute de l'hélicoptère, résonnèrent d'un vif cri de surprise douloureuse!
Hermann réagit aussitôt:
A peine l'hélicoptère d'Edmond avait-il recommencé un passage au dessus de l'île que les transmissions cessèrent, comme la première fois...
De retour au porte-avion, l'appareil d'Edmond se posa tel une plume sur la piste. L'homme qui en sortit avait la figure pâle, livide... Il s'écroula littéralement sur le brancard que l'on s'était empressé de lui amener...
Alexia veillait sur le mourrant depuis une bonne semaine, dans cet hôpital ultra-moderne et secret du Monde du Milieu, quand le bon docteur Magen entra dans la chambre...
Elle avait des larmes dans les yeux... Dévouée qu'elle avait été dès la première seconde de son existence à prendre soin des plus malheureux, elle se trouvait impuissante face à l'agonie de ce vagabond, retrouvé étendu sans connaissance sur la berge de la rivière brune par elle et ses deux soeurs... Ses deux soeurs étaient, comme elle, restées au chevet de cet inconnu jusqu'à ce que, l'une après l'autre, vaincues par le sommeil, elles soient forcées d'aller dormir ailleurs, dans ce gigantesque complexe hospitalier souterrain... Quant à elle, Alexia se sentait irrésistiblement obligée de continuer à guetter une reprise des processus vitaux chez cet étranger... Qui était-il? Pourquoi ni ses soeurs ni elle ne parvenaient-elles à percevoir son esprit, comme elles le pouvaient habituellement avec les esprits de tous les autres, vacillantes flammes au milieu d'un océan froid de non-conscience?... Que faisait-il au bord de l'eau? D'où venait-il? S'était-il échappé de la ville des despotes, Eurar? Quel supplice lui avait-on fait subir? Eurar ... Maudite ville de la Nuit, où les plus sanguinaires bourreaux opéraient, à l'insu de ses habitants... L'immense hôpital dans lequel se trouvait Alexia n'avait pour seule fonction que d'accueillir les rares victimes rescapées des tortures eurariennes: parfois, là-bas, des gens disparaissaient, la plupart du temps après avoir émis des doutes sur la légitimité du pouvoir gouvernemental... Au total, c'est peut-être un millier de personnes qui disparaissaient ainsi, chaque jour, mais, sur des centaines de millions d'habitants, l'évènement passait inaperçu, ou alors quiconque le remarquait disparaissait bien vite à son tour... Que se passait-il alors? On pouvait l'imaginer, quand on voyait l'état des corps que la rivière brune rejetait parfois, ou quand un rescapé, soigné tant bien que mal d'horribles mutilations dans cet hôpital, racontait ce qu'il avait subi... Si il osait aller jusqu'au bout de son récit.
Cet inconnu... S'il pouvait sortir de ce coma profond, où il
s'enfonçait petit à petit... Peut-être pourrait-il éclairer Alexia sur cette
mystérieuse torture qui rendait l'esprit invisible...
Considérant la couleur génée des pensées du docteur, la jeune fille attendit anxieusement la suite...
Xris redescendait des montagnes. Xris habitait depuis onze ans le Monde du Milieu, où on l'avait recueilli, après une invraisemblable série de tortures que les tyrans d'Eurar lui avaient infligée, et à laquelle il avait pu échapper avant l'issue fatale... Mais dans quel état! Il se souvenait encore de la sentence du jury de cette sorte de procès: <Xris, vous ètes condamné à être désossé à petit feu!> Appétissant, non? Des jours et des jours, on lui avait fait subir le martyre: le matin, sous anesthésie locale -pour qu'il soit conscient jusqu'à la fin de l'opération!- un chirurgien extrayait un os de son squelette, refermant soigneusement l'ouverture après opération, et il avait tout le reste de la journée pour souffrir, et pour attendre le lendemain... Ils avaient commencé par les os des bras, continué par ceux des mains, et auraient fini par le changer en mollusque si la providence n'avait déclenché une secousse sismique, une nuit, qui avait fait s'écrouler un pan de mur de sa prison, et gràce à laquelle il avait pu s'enfuir, par les égouts... Plus tard, beaucoup plus tard, il s'était réveillé dans une chambre d'hôpital, un brave docteur lui avait expliqué que ses os manquants avaient été remplacés par des prothèses métalliques... Depuis ce jour, il était resté pour vivre dans ce nouveau monde qui l'avait fait renaître; il avait trouvé un emploi de garde forestier, dans lequel il mettait toute son ardeur... La douleur s'était peu à peu effacée, il avait presque fini par oublier... Aujourd'hui, il revenait de sa forêt, vers la vallée, ce village, en particulier... Le village était un joli petit ensemble de maisons, dont la taverne, sur la place centrale, était visiblement l'endroit le plus fréquenté... Xris se glissa parmi les nombreuses personnes attablées, occupées à vider qui un pichet de bière, qui un bon verre de grog, il en profita pour saluer quelques vagues connaissances... Puis il passa dans l'arrière-salle. Changement d'ambiance: il n'y avait pas un chat, ici... Mais qui irait consommer dans un ascenseur? Un geste discret, mais précis, de Xris, et le plancher commença à s'enfoncer dans le sol...
Puis, au bout d'un long moment, une nouvelle odeur, très caractéristique, s'imposa aux narines du forestier: la lumière douce, les murs blancs, le parquet ciré, une atmosphère d'activité méthodique, tout ici imposait la présence de l'hôpital...
Magen et Alexia entendirent frapper à la porte, puis celle-ci s'ouvrit, livrant le passage à un homme de forte carrure, apparemment taillé pour le travail manuel, au regard brillant de joie.
Le sourire de Xris disparu, quand son regard se posa sur l'étranger agonisant allongé sur le lit... Alexia détecta chez lui un mélange d'immense surprise et d'intense émotion; et c'est d'une voix à peine audible qu'il continua:
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