Les loups |
La chaloupe aborda silencieusement le rivage... Enfin, relativement silencieusement, compte tenu du bruit assourdissant des vagues de la marée montante et du sifflement du vent venu du large sur ces étranges falaises de granit, sombres comme les murailles d'un imprenable château-fort... Quatre personnages en descendirent en hâte, les chaussures à la main, les pieds dans l'eau; puis les deux hommes s'activèrent à tirer l'embarcation vers le sable sec... L'adolescent, quant à lui, commença, sans attendre les autres, à se diriger vers cet épais mur de mystère, à cause duquel les grandes puissances militaires avaient dû -provisoirement!- cesser leur habituel jeu de face-à-face, pour collaborer à la reconnaissance d'abord, puis à l'éventuelle destruction d'une menace venue d'on ne savait où...
Mais il fut très vite rattrapé par Valentina, la seule femme du groupe, à l'air faussement gauche (elle était championne d'haltérophilie - catégorie poids lourds! -), qui le gronda d'un ton maternel: "Silvio! Il faut attendre que le sergent Situ et Nicholas aient débarqué le matériel avant d'y aller!"
Xris avançait à grandes enjambées au milieu des décombres de cet ancien village, où, bien des années auparavant, il avait élu domicile... Il n'avait pas dormi depuis l'équivalent de plusieurs jours, et pourtant jamais il ne s'était sentit si conscient, de la situation et du rôle qu'il avait à jouer... Il marchait tout droit vers un but précis, retenant à peine son excitation: "Enfin!", se dit-il... Au milieu de cet amas de ruines, perdu au milieu des montagnes, se dressait ce qui restait d'un grand bâtiment, une tour de pierre, dominant très nettement le reste des maisons de par sa taille et son architecture... Le grenier. Le grenier était, bien évidemment, vide de toute provision depuis peut-être des siècles, mais renfermait ce qui, pour Xris, représentait le germe de la vengeance sur les démons d'Eurar... Là, comme négligemment jeté au milieu d'autres vestiges, un bloc de pierre, pesant bien le poids d'un enfant de dix ans, fut la destination de la longue marche du forestier...
Le conseil municipal d'Eurar touchait à sa fin. Comme tous les sept jours, la centaine d'administrateurs de la ville tentaculaire s'étaient rassemblés pour coordonner leurs différentes activités, décider de la politique à suivre lors de la semaine à venir, des actions prioritaires, et discuter du bilan des activités de la semaine passée... Et comme d'habitude, au fond de cette grande salle secrète, le conseiller Mivi s'ennuyait mortellement... Enfin, si l'on peut dire. Nous passerons sur le contenu des débats, qui n'ont guère leur place que dans ce genre d'endroit- soporifique à souhait, pour examiner brièvement les participants: la plupart paraissaient très jeunes, et ils l'étaient de fait: le travail écrasant demandé aux administrateurs était cause de nombre de départs prématurés, et il fallait sans cesse remplacer les absents par de jeunes diplômés ambitieux... Un très petit nombre de dirigeants, cependant, tenaient bon... En fait, c'étaient eux qui tenaient réellement les rênes de l'état... Ils paraissaient tous très vieux, et l'étaient de fait; et Mivi était le plus vieux de tous... En fait, personne ne connaissait l'àge réel de Mivi, et personne n'avait connu d'époque sans Mivi à la direction de la Police Municipale... Chacun avait avec lui son terminal de communication personnel, gràce auquel il pouvait continuer à diriger ses services, tout en participant à la réunion. Le terminal de mivi était un modèle spécial, miniaturisé et implanté dans son crâne, lui donnant ainsi la possibilité de communiquer par la pensée avec n'importe lequel des millions d'agents de police qui patrouillaient jour et nuit dans la mégapole... Les délais de saisie et d'interprétation des données étaient ainsi gommés, et Mivi était en mesure de réagir instantanément à toute menace de trouble de l'ordre public... De plus, sa relation privilégiée - et instantanée - avec les fichiers centraux où étaient stockés tous les rapports administratifs, lui donnait l'équivalent d'une gigantesque et infaillible mémoire, qui, alliée à sa surprenante intelligence et à son expérience (millénaire?), faisait de lui l'être le plus redoutable du monde... Et, cependant, il restait secret, et gardait - tel un maniaque - l'anonymat le plus complet... La séance fut levée, et, peu à peu, tout le monde sortit de la salle. Personne ne remarqua en partant que Mivi était resté assis sans faire attention à ce qui se passait... Enfin, il resta seul... Les lumières baissèrent jusqu'à l'orangé et l'aération se mit en place, éliminant les dernières traces de présence humaine, laissant une impression de paix dans l'esprit de Mivi, seul vrai détenteur du Pouvoir, malgré tout ce que pouvaient penser tous ces jeunes chiots... Ce pouvoir, il n'en avait jamais voulu, mais avait été forcé de le prendre, pour rester tranquille, et pour -enfin!- gagner l'anonymat... Paradoxe suprême, en effet, c'était tout en haut de l'échelle que l'on pouvait le mieux se faire oublier... Les gens vous oublient à force de vous voir toujours au même endroit, et quand jamais ils ne remarquent votre travail... Mais chassons ces réveries de notre esprit, se dit-il. Il fit défiler les derniers rapports en date dans son cerveau, et isola immédiatement des faisceaux convergents de faits troublants: rapport d'un écho-chasseur à la frontière des dédales de l'Est: tentative apparemment réussie d'infiltration d'un être imaginaire, signalement : anthropoide, hypercéphale, sextidactyle... Rapport d'un aubergiste mouchard à la milice du quartier des aventuriers: comportement suspect d'un être probablement imaginaire, signalement: anthropoide hypercéphale, sextidactyle... Intervention immédiate d'un commando dans cette auberge, consécutive au rapport précédent: l'individu en question parvient à s'enfuir gràce à un habile subterfuge, en compagnie d'une autre personne... Rapport des services de renseignement infiltrés dans le Monde du Milieu: un anthropoide hypercéphale sextidigital a été trouvé au bord de la rivière brune, mourant, a été transporté dans leur hôpital "secret"... Pris d'appréhension, Mivi interrogea un de ses services les plus confidentiels... La réponse ne tarda pas: "UNITE 03, DERNIERES RUPTURES A SIGNALER: DATE 0121-0344, CYCLES INCONTROLABLES, TAUX: 1 POUR 1 MILLIARD, REGULATEUR ACCRU EN CONSEQUENCE... DATE 0122-1023, TAUX DE CYCLES INCONTROLABLES RAMENE EN DESSOUS DU SEUIL DE 1 POUR 10 EXPOSANT 100"... "Les dates concordent... ", Mivi sentit soudainement le dos de sa chemise trempé de sueur, et fut frappé de paralysie l'espace d'un instant... Mais il se reprit vite, et transmit: "Section-Commando spéciale E-388Z21, mission-dossier en cours de transfert, urgence Un-un-mille"...
La petite équipe avait accosté depuis une dizaine de minutes à peine, que tous étaient déja prêts pour l'exploration - surtout le jeune Silvio, qui brûlait d'envie de se mesurer à la fameuse "irrésistible force de persuasion" des habitants du lieu, qui avait fait échouer toutes les précédentes tentatives de pénétrer à l'intérieur des terres. En effet, aucune des douze missions d'exploration envoyées depuis le premier -et seul- survol de l'ile, quatre ans auparavant, n'avait conduit à d'autre résultat que de dresser une carte parfaite des contours de cette terre... A chaque fois que les précédents explorateurs avaient tenté de franchir le mur de falaises, un être apparemment humain -toujours différent - était apparu et avait contraint de manière irrévocable les membres de la mission à repartir... Et surtout, la plupart du temps, ces derniers ne s'en remettaient pas, à l'instar du premier pilote...
La "brèche" dans la falaise n'était en fait qu'un point où la muraille était moins haute qu'ailleurs; et c'était par ici que tous les autres avaient tenté leur ascension... Les premiers pitons étaient déja plantés... Au moment où Valentina s'apprétait à prendre la tête de la cordée, une voix forte la fit s'immobiliser:
Ce fut la surprise:
La réaction de Silvio jeta un froid, et le monde entier sembla se
figer... Non, en fait, ce furent les trois adultes qui semblèrent se figer, alors que la mystérieuse personne considérait Silvio avec intérêt... Pendant un long moment, tous les deux se regardèrent sans rien dire, alors que, nota intérieurement le jeune garçon, la température semblait fraîchir à chaque instant et le grondement des vagues devenir plus lointain... Silvio Parla:
La mystérieuse femme eut un air contrarié à l'énoncé de cette réponse catégorique, mais c'est d'un ton doux et maternel qu'elle reprit la parole:
Elle se tut quelques instants, laissant à Silvio le soin de se rendre compte des changements intervenus dans leur environnement: d'épais nuages d'orage s'étaient rassemblés dans le ciel, le vent venu du large était désormais glacé et apportait une odeur très nette de forêt, les vagues étaient comme tenues à l'écart de la plage par une force invisible, les trois autres membres de l'expédition étaient toujours figés dans la même position de stupeur, comme si...
Une fois encore, la situation se figea, alors que la mystérieuse
apparition semblait plongée dans une profonde méditation. Sylvio se sentait
de plus en plus anxieux, mais sa "mère" prit un ton rassurant quand elle continua:
Silvio se sentit alors soulevé dans les airs et emporté vers le sommet de la muraille...
Leu flottait dans les ténèbres... Le froid était présent partout, à chaque instant: pas moyen de se situer, de mesurer le temps... Leu était perdu dans un océan de non-conscience, il ne se souvenait plus de rien... Leu était mort. Soudain, au milieu de ce voile d'un noir sans faille, de petits points brillants apparurent. De faibles lueurs, pas très nombreuses, accompagnées d'un son lointain... Un son lourd, grave, insistant. Un son qui parlait, en quelque sorte. Un son qui le rendait, peu à peu, furieux.
Cela faisait bien deux semaines qu'Alexia et ses deux soeurs aveugles étaient en marche vers le coeur de la forêt, accompagnant la meute, et déja elles avaient pu lier une profonde amitié avec ces êtres étranges, les loups blancs...
Volonté, puisque tel était le nom donné par la jeune fille (en fait, c'était le seul mot qu'elle avait trouvé pour illustrer verbalement ce que le vieux loup avait suscité en elle en réponse à la bête question <qui es tu?>), souffla un peu, comme pour essayer de formuler simplement des concepts qui n'étaient pas simples du tout, et transmit cette suite d'idées à sa jeune cavalière:
Il s'arrêta. Il était évident qu'Alexia, pas plus qu'aucune de ses deux soeurs, n'était en mesure de comprendre... Trop jeunes, sans doute... Mais si attachantes... Il ne laissa rien paraitre de son attendrissement quand il sentit les doigts d'Alexia caresser son pelage. Oui... Le lien qui unissait ces jeunes filles au peuple des loups était très proche de la parenté... Volonté se souvenait, tout en progressant à travers un sous-bois de plus en plus dense et sombre... Il y a bien des années, ils étaient si nombreux! Des milliers, des millions à courir dans la forêt!... Et leur seigneur et maître, Leu, au pouvoir si grand, premier des loups par son rang, malgré sa forme humaine, quelle joie, quelle immense exultation, lorsqu'il venait hurler avec eux!... Un tel bonheur ne pouvait durer bien longtemps... Et les chasseurs vinrent... Les chasseurs étaient des êtres faibles, des humains sans pouvoir, mais ils étaient venus pour tuer... Malgré les avertissements de ses amis humains, et particulièrement du musicien Xris, Leu ne voulut pas s'oppposer à leur avancée, pensant qu'un contact direct avec eux les amènerait à la raison... Quelle naîveté de la part de cet être par ailleurs si puissant!... Il comprit, mais trop tard, que le seul langage possible avec eux était la guerre... Manque de préparation, d'assurance... Il fut pris.
Les chasseurs poursuivirent leur oeuvre destructrice pendant des années, ramenant le nombre des images de Leu à seulement quelques milliers dans le monde entier, dont à peine une douzaine de loups. La sélection fut impitoyable. Seuls les plus forts restèrent... Mais à présent, à présent que Leu...
Courage tira Volonté de sa réverie: le groupe venait d'arriver dans une petite clairière, quelque part au plus profond de la forêt... Ca et là se dressaient des tentes de peau, au milieu desquelles brûlait le feu commun. Une louve blanche leur souhaita la bienvenue; apparemment, elle était seule...
Beaucoup plus tard, tel un vagabond au bord du précipice, un homme titubant surgit dans le campement. Il était visiblement épuisé, et portait sur son dos un sac qui semblait très lourd...
Puis -chose qu'il n'avait pas oser faire depuis presque trois semaines, de peur de prendre trop de retard!- il s'assit sur le sol, près du feu...
Alexia faillit s'étrangler de surprise en voyant ce que contenait le sac:
Une fois sortie du sac, la pierre était réellement impressionnante... Alexia ne pouvait s'empécher d'imaginer Xris, peinant sous la chaleur, harassé de fatigue... Mais, comment avait-on pu mettre quelque chose à l'intérieur de cette masse compacte? Etrange question de la part d'un être imaginaire...
-"Terminé bientôt!", émit Volonté à destination de l'assistance, tout en continuant à enlever, pelure après pelure, tel d'un oignon, de la matière à ce coffre inattendu... La pierre avait maintenant la taille approximative d'un petit coffret, et diminuait lentement de volume, sous l'influence mentale des loups...
Xris dormait du sommeil du juste depuis plusieurs heures, veillé par Alexia et ses soeurs, laissant les autres s'occuper de dégager le mystérieux objet de sa gangue, quand un bruit de métal torturé se fit entendre: La pierre avait complètement disparu, laissant apparaitre une sorte de cube métallique...
Alexia et ses deux soeurs transportèrent le forestier endormi jusque derrière les arbres les plus proches, et attendirent avec anxiété la suite des évènements... Alexia assista alors à l'étrange spectacle de deux loups penchés au dessus d'un bloc de métal. Elvira et Eliza, aveugles de naissance, ne "voyaient", elles, que deux esprits d'une extrême puissance reliés par une sorte de pont lumineux à une forme arrondie... L'air était sec et très chaud, il flottait dans l'air une odeur de machinerie, tandis que les gémissements déchirants du métal se faisaient entendre...
Le village était en flammes. Ce qui avait été l'hôpital secret du monde du milieu n'était plus que décombres, abritant des centaines de cadavres. Le corps de Magen, écartelé, avait été dispersé aux quatre coins de la plaine par ces hommes en cuirasse... Les commandos.
Mais leur mission n'était pas achevée pour autant: leur principal
objectif, à quelques jours près, leur avait échappé. C'est pour cela qu'ils
avaient torturé à mort toute la population locale, jusqu'à ce qu'une
infirmière leur donne, sous la promesse d'avoir la vie sauve, le
renseignement dont ils avaient besoin, avant de mourir, violée tant et plus...
Ils prirent la direction de la forêt, un sourire angélique au coin des lèvres, ne laissant derrière eux que des cendres. |