Vengeance |
-"Xris, il faut vous réveiller!", murmurait doucement Alexia à l'oreille du forestier depuis plusieurs minutes, tout en lui caressant le front. Mais ce dernier ne réagissait pas, tout à la jubilation de se faire ainsi dorloter par une si jolie jeune femme.
Volonté fut plus ferme avec le dormeur: on sentit l'air s'électriser, et la réaction fut immédiate: Xris se dressa, tous les sens en éveil!
Le loup se détourna et revint vers le feu: il n'y avait pas un instant à perdre. Ses congénères et lui sentaient l'approche d'humains malveillants, bien plus dangereux que des chasseurs: dans quelques heures à peine, ils seraient ici... Même au coeur de la forêt, on n'était pas à l'abri des commandos d'Eurar.
La lourde pierre qu'il avait transportée sur des dizaines de kilomètres avait été le meilleur des camouflages pour cette sorte de disque de cristal, à l'apparence si fragile: personne n'aurait pu soupçonner que ce si délicat instrument de musique avait été incorporé dans un rocher!... C'est pourquoi, lors du déclenchement de la guerre, Leu l'avait ainsi dissimulé, donnant pour consigne à son ami réel de la cacher en un endroit connu de lui seul, et de ne s'en servir qu'une fois la paix retrouvée... A présent, ce même Leu, ou plutôt son enveloppe vide, était inconscient, déja mort, sans doute, veillé par la louve Amour, et tout son peuple ne se réduisait plus qu'à cette douzaine de loups blancs, ces trois soeurs (dont l'une...), et à peine quelques milliers d'images, disséminées de part le monde... La paix n'était pas revenue: les chasseurs continuaient à tuer, et son roi n'en finissait plus de mourir (depuis combien de temps était-il plongé dans cet état? Depuis le jour de sa défaite, peut-être...), lui-même s'était miraculeusement échappé après être tombé dans leurs mains... Ses mains n'étaient plus les mêmes: elles n'avaient plus la même finesse qu'avant, et ses gestes étaient devenus malhabiles, saurait-il de nouveau jouer de son disque?
-"Fin de la phase préparatoire", murmura le général H.J. Hermann, tout en manipulant avec soin les contrôles de l'appareil; l'autre homme -en uniforme, lui aussi- sembla sortir de sa réverie, se releva du fauteuil en cuir noir dans lequel il s'était affalé, et vint se planter devant les divers écrans de visualisation qui occupaient pratiquement tout l'espace disponible sur l'unique table de cette minuscule salle. L'air faussement détaché, il demanda:
Le général Dejarnac se tut. Il était vrai qu'il détestait cette manie de considérer les drônes comme des êtres humains artificiels; il était vrai que la simple idée de poser son regard sur une de ces... choses-imitations lui faisait horreur; que H.J. Hermann, quant à lui, n'y voyait aucun inconvénient, et allait même jusqu'à trouver des qualités de coeur chez ces machines "vivantes" qu'il n'y avait pas chez les êtres humains réels.
Dejarnac, visiblement, se sentait mal à l'aise dans cette petite
pièce, seul avec ce nordiste trop sûr de lui... Normalement, il en était
persuadé, le travail d'analyse des résultats de l'expédition "Silvio" aurait dû échoir au seul quartier général français, son quartier général. Après tout, la première personne à avoir perdu la vie à cause de l'ile avait été un pilote français, ce... ce... Ah, oui: Edmond Durand. Un nom bien franchouillard, en plus!...
En effet, sur le plus grand des écrans, passait comme une séquence filmée par le passager d'une barque... On pouvait même entendre, gràce à des haut-parleurs judicieusement dissimulés dans les murs, le bruissement des vagues, le cri des oiseaux de mer, le rythme régulier des rames... Pour augmenter encore le réalisme, Hermann baissa la lumière... Repassèrent alors devant les deux généraux les différentes scènes de l'expédition: le débarquement, la marche vers la brêche, les brèves discussions avec les adultes, qui croyaient sincèrement être les éléments importants de cette mission, Silvio n'étant que le capricieux fils d'un milliardaire excentrique... Silvio qui était en ce moment même au fond de lointains sous-sols, dans une alvéole d'examen, bardé de fils et de capteurs de toutes sortes, revivant tel un rêve toute l'histoire... L'avantage des drônes étant l'extrême facilité que l'on avait à capter leurs pensées, contrairement au sondage mental sur les humains "naturels". Arriva le moment où le rapport de l'équipe avait mentionné la rencontre avec un étrange personnage... Etrange, c'était bien le terme à employer: depuis quatre ans, chaque expédition, chaque explorateur avait vu quelqu'un de différent, mais à chaque fois une personne connue, chère et respectée, dont la force de persuasion avait été imparable: aucune escalade des falaises de granit, pourtant pas si hautes, n'était parvenue à son terme....
Un regard d'Alexia le sortit de son indécision: oui, il saurait encore jouer du Disque, pratiquer l'Art Interdit! L'objet, tel un bijou précieux à facettes, renvoyait la lumière du feu dans toutes les directions; sa forme ronde était divisée en de multiples secteurs qui étaient autant de touches sur ce clavier... Chacun, humain ou loup, se tut alors, laissant une atmosphère de paix et de concentration emplir peu à peu les esprits, comme au temps ou, lors des fêtes improvisées par Leu et sa meute, tous se retrouvaient autour d'un grand feu, charmés par les accords de Xris... Pourquoi "Art Interdit"? En fait, ce n'était pas une forme de musique comme tant d'autres, c'était plutôt une sorte de chanson de geste, contant les aventures de l'Homme depuis son apparition, créee en des temps immémoriaux, dont plus personne ne comprenait les paroles... Le génie de Xris avait toujours été de donner à ses spectateurs l'impression d'en saisir le sens, de revivre des faits héroiques inconcevables... Gràce à ce qu'il appelait sa "harpe", il avait le don de réveiller comme une mémoire ancestrale, qui submergeait Leu et ses images d'une nostalgie indéfinie... Au cours de ces fêtes, le musicien ne faisait plus qu'un avec son public, et finissait par partager -l'espace d'un trop bref instant- le pouvoir de créer les images...
Voilà sur quoi reposait l'espoir des loups et de Xris. Le corps de leur roi était étendu, en bonne place, au milieu de ce qui restait de son peuple, et chacun, tout en sachant fort bien que son cerveau en avait été extirpé, sentait confusément que, quelque part, celui-ci entendait gràce à ces oreilles. Non connexe, mourant, mais peut-ètre encore capable de se réveiller...
Dans un monde qui ne nous est accessible que par la légende, trois personnages étaient en discussion animée avec un quatrième, à l'allure désappointée et quelque peu en colère:
Chacun avait compris ce qu'elle avait tenté d'ajouter. C'est Lukas qui se décida à rompre le silence le premier:
-"Je ne sais pas en ce qui vous concerne, mais moi, je trouve ça absolument obscène!", lacha Dejarnac à Hermann, dégoûté. Il est vrai que ce qui apparaissait sur l'écran et qui était censé être une projection fidèle des souvenirs du drône faisait plus penser à une animation psycho-onirique (une forme d'art fort prisée par les gens à la mode, ces derniers temps, et qui, au travers de toiles ou d'animations vidéo fort confuses, comme des éclaboussures de peinture ou d'huile, était supposée "réveiller la Bête au fond de l'Homme") qu'à de réels souvenirs... De plus, le tout était accompagné de sons suraigus qui faisaient mal aux oreilles, et contribuaient à accroitre l'impression de malaise ambiant...
Dejarnac avait arraché l'appareil des mains de l'autre général, mais ce dernier se précipita pour la récupérer; s'en suivit une mélée au cours de laquelle Hermann finit par avoir le dessus. Il se tourna vers l'écran, pour faire redémarrer le défilement, mais il ne le fit pas...
Ce n'était plus tout à fait comme avant... Comme avant la guerre... Il n'y avait pas des milliers d'images pour assister au récital, mais seulement une quinzaine, et ce n'était pas la joie d'être ensemble qu'ils célébraient, c'était la mort de leur souverain qu'ils pleuraient. Celui qui savait se servir de la harpe avait choisi la chanson favorite de celui qui lui avait donné cet instrument, dont les sonorités magiques étaient pour l'âme ce qu'aucune autre musique au monde ne pouvait prétendre être... "...L'Espace est une étendue sans limites, et sa couleur est celle de notre regard.", chantait Xris, et en réponse, l'étrange lueur brillait plus fort au fond des yeux des images de Leu... "Ils vinrent en des temps si éloignés que seule notre mémoire a pu en garder le souvenir, tout mortels que nous soyons!" "Car dans le vide des temps, plus grand encore que la distance séparant les deux mondes, rien jamais ne saura nous faire oublier leurs hauts faits, et leur noble courage...", un accord particulièrement délicat introduisit la suite: "...Le courage de traverser l'Espace!" Des mots qui n'avaient pas de sens, mais que la musique de Xris rendait presque familiers, et tous se sentaient plongés dans un autre monde, inconnu, sauvage, illimité, un monde si étrange, où les images n'existaient pas ailleurs que dans l'esprit des réels... "Ce monde où la mort ne donnait pas naissance à l'écho, ce monde dans lequel nous n'aurions pu exister, mais duquel nous sommes issus!"
Plongée qu'elle était dans ce rêve éveillé, jamais Alexia n'aurait
remarqué ce qui se passait si Elvira, sa soeur aveugle de naissance -et donc insensible aux sensations visuelles- ne lui avait soudain chuchoté à l'oreille:
En effet, tel un second feu, l'esprit du magicien mourant semblait reprendre de la vigueur; sa lumière dépassait en intensité celle de tous les autres réunis... Alexia et Elvira seules remarquaient ce fait, les autres étant totalement accaparés par la sublime prestation du forestier, redevenu musicien... Elles comprenaient à présent l'exaltation qui devait soulever la foule, au temps où les images étaient libres, lorsque les notes de cette harpe réunissaient les loups et leur maître... Leur maître qui reprenait, peu à peu, vie. Ses paupières étaient closes, et il était toujours inconscient. Mais déja son pouvoir se manifestait: le voile froid qui masquait sa couleur aux sens psychiques des trois soeurs partait en lambeaux, tandis qu'Alexia et Elvira étaient obligées de détourner la tête, l'intensité de cette force devenant insupportable...
-"UNITE 03, MESURE EXCEPTIONNELLE D'ALERTE: INTERRUPTION DE TOUTES LES TRANSMISSIONS EN COURS AU CONSEILLER MIVI: DATE 0143-0235, BRUSQUE POUSSEE DES CYCLES INCONTROLABLES, TAUX: 1 POUR 1 MILLION, EN PROGRESSION GEOMETRIQUE, REGULATEUR TOTALEMENT INEFFICACE..." Mivi coupa brutalement ce soudain afflux de données et se dressa sur son séant, réveillant du même coup quelques autres conseillers, qui profitaient de la réunion pour prendre une petite pose illicite. Sans attendre une autorisation que, de toute façon, personne n'aurait osé lui refuser, il sortit en hâte de la salle et se précipita dans son ascenseur personnel, direction: ses quartiers reservés.
-"Vous voyez ce que je vois?", demanda Hermann à Dejarnac, d'une voix faible.
Ce disant, le général débloqua le dérouleur de bande, et le mit en position "trace"; aussitôt, cette scène montagnarde fit place à une vue d'une place noire de monde, entourée de colonnes, et au fond de laquelle on pouvait nettement apercevoir une église de style roman; puis, l'instant d'après, cette vue fut remplacée par l'image d'une pierre sacrificielle posée sur quatre rochers, au sommet d'une colline, au milieu d'un paysage désolé et balayé par les vents... D'autres vues de temples de toutes sortes, mais aussi de palais, de bibliothèques, de monuments hétéroclites, se succédèrent alors...
Aussitôt dit, aussitôt fait: après quelques instants de réglage, le son d'une voix féminine se fit entendre dans la pièce... Mais...
En effet, maintenant, la voix commençait à utiliser un autre langage, plus compréhensible pour les deux hommes: "Ce message s'adresse au général H.J.Hermann, responsable des missions d'exploration de l'île..." La découverte d'une bombe posée sur la table n'eut pas fait autant d'effet.
La geste atteignait son point culminant: les premiers pas sur la surface du nouveau monde, prélude à la colonisation, et tous étaient subjugués par le talent du conteur... Tous, sauf Alexia, qui préférait guetter le retour à la conscience de l'auteur de ses jours... Elle avait eu l'impression d'apercevoir quelques lueurs autour du campement, mais, éblouie par l'aura phénoménale de Leu, elle n'avait pas pu confirmer cette impression et s'en était désintéressée: "Je dois me faire des idées!..". Xris, emporté par la passion, chantait: "...<Nous venons de ce ciel, je pose mes pieds sur ce sol encore vierge, et lève mes yeux vers ce ciel. Quelle est sa couleur?>", et tous ses amis de répondre: "<Celle de notre regard!>"... "<Sous ce ciel couleur de mes yeux je ne crains plus la mort! Que tombe mon casque, je désire être le premier à respirer ton air, mon nouveau monde! >" Sous ces paroles, la mélodie enflait, refluait, telle les vagues d'un océan de nostalgie, la lumière de Leu s'intensifia de plus en plus et soudain... Il y eu comme un éclair bleu. La harpe éclata dans les mains de Xris, brisée par une balle de fusil, une boule de fourrure bondit droit vers l'extérieur du cercle, en direction d'hommes en armes, qui entouraient le camp, il y eu quelques chocs sourds, deux ou trois cris de douleur brefs, et puis, plus rien.
L'assemblée émergea lentement de l'hébétude, pour prendre conscience de la situation: les mains de Xris étaient en sang, couvertes de plaies causées par les éclats de cristal, tout autour du camp, des dizaines de cadavres humains jonchaient le sol, et surtout...
Une jeune louve au regard d'acier et aux crocs dégoulinants de sang toisait la jeune femme. Xris parla:
Une image mentale: la destruction, la folie meutrière, associée à la réaction.
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