Le réveil |
Mivi sortit en trombe de son ascenseur personnel, et sans attendre que celui-ci se referme, au mépris de toute prudence, il composa nerveusement et sans se cacher le code de la porte de ses appartements. A peine l'eut-il franchie qu'il courut dans le couloir d'entrée en direction de la deuxième porte... Il dut cependant attendre -non sans impatience- que la première partie de ce sas se soit refermée... Enfin! Il fit un effort surhumain pour rester immobîle et ne pas trépigner pendant que les capteurs d'identification relevaient tous les renseignements dont ils avaient besoin pour que le systême de sécurité permette l'ouverture de la deuxième porte... Mais les formalités n'étaient pas pour autant terminées! Une fois cette deuxième barrière franchie, il dut encore se soumettre à un interrogatoire en règle dont les questions -toutes des allusions à des évènements confidentiels- étaient aléatoirement puisées dans un imense fichier composé par lui-même, et auxquelles il était le seul à pouvoir répondre (par exemple: "Quelle est la couleur...? " - réponse: "... Duchevalblandanrikatre!", et d'autres encore!)... Ce troisième point de contrôle fut le dernier. Mivi avait retrouvé son calme coutumier. C'est d'un pas plus lent, mais ferme, qu'il sortit du couloir d'accès et pénétra dans... Dans... Dans une serre? Un jardin couvert? En tous cas, voilà des appartements privés qui n'avaient rien à envier aux salles du musée-palais des Maitres de l'Art, situé dans le quartier le plus huppé de la ville: on pouvait voir ici les essences florales les plus rares, dont certaines devaient venir d'endroits très lointains du Monde; l'atmosphère était ici d'une telle légèreté, d'une telle fraicheur... Heureusement que jamais personne n'avait pu franchir le sas d'entrée, car, à l'évidence, on aurait pu se demander comment un conseiller qui passait tout son temps à travailler pouvait entretenir ce jardin, aussi vaste que la salle du conseil... Mais ce n'était pas tout: Mivi traversa ce paysage enchanteur sans y prêter attention, se dirigeant vers une autre salle, tout aussi vaste, de forme ronde, sur montée d'une coupole l'éclairant d'une douce lumière tamisée, dont les murs, du sol au plafond, hauts de bien cinq ou six métres, supportaient des rayonnages bourrés de livres! Des milliers de livres, une bibliothèque plus complète que la Bibliothèque Municipale même, mais aussi des empilements d'ouvrages moins nobles: bouquins de poche, disques, et même des bandes dessinées! Et, là encore, on aurait pu s'interroger sur l'utilité d'un tel trésor pour un conseiller constamment relié au réseau informatique le plus puissant qui soit... Les pas de celui-ci se tournèrent vers la droite, direction d'une ouverture qui menait vers une pièce de dimensions plus modestes, qui était en fait l'antichambre de plusieurs autres salles... L'une d'elle était une banale salle de bains, par laquelle le vieillard décida de passer avant toute autre chose...
"La plaine des loups, près d'Eurar". Tel était le nom de l'ancien royaume de Leu, quand on le traduisait d'une langue oubliée, aux accents rauques. C'est ici qu'il avait vu le jour, de parents inconnus (tués?), et qu'il avait été recueilli et élevé par la Meute... C'est ici qu'il avait grandi, entouré de ses amis à fourrure blanche, partageant leurs jeux et leurs problêmes, sans s'étonnner de leur aspect terrifiant... Et plus tard, après le Premier Massacre et l'anéantissement de la civilisation des loups réels, c'est ici que, découvrant ses pouvoirs, il créa ses premières images, des aspects de lui-même personnifiés et matérialisés sous la forme de ses anciens protecteurs... Et encore bien après, c'est ici qu'il diversifia ses images et fonda son royaume, au grand courroux des maitres d'Eurar, située derrière l'horizon. Leu se remémorait tout cela en gravissant la colline. Sa mémoire était revenue pendant le récital de Xris, le submergeant du souvenir de toute sa vie passée, telle un raz de marée dévastateur... En un instant, toute l'innocence qui l'avait habité au cours des onze dernières années avait été balayée... Onze ans passés dans un état de bête sauvage, se nourrissant du fruit de rapines, ayant oublié le langage, tombant régulièrement dans l'inconscience et s'éveillant pour d'obscures raisons... Ses souvenirs tentaient toujours de revenir, mais à chaque fois qu'il commençait à reprendre force, une vague de froid le paralysait de nouveau... La dernière fois, il y était presque parvenu, mais, encore une fois, cette force glaciale mystérieuse l'avait réduit à l'état de semi-cadavre... Onze ans de balancements entre la vie et la mort... Mais cette fois, c'était la bonne, il le fallait: lors de son réveil, l'instant précédant son départ, il avait sondé l'esprit des ses amis, ce qui lui avait permis de savoir ce qui s'était passé durant son inconscience; incidemment, il avait repéré quelques hommes armés préparant une attaque, il avait aussitôt réagit en matérialisant ce qui était à présent sa préoccupation: la vengeance. La force contraire était présente en lui, à l'oeuvre, essayant encore de le figer dans le froid; mais il se savait de taille à lutter contre elle, il sentait sa force continuer d'augmenter, bien qu'à un rythme ralenti, maintenant. Il savait cependant qu'elle ne diminuerait plus, que son désir de vengeance agissait comme un antidote imparable. Les maitres d'Eurar avait un pouvoir sur lui: il détenaient... Son cerveau. Pourquoi? Pourquoi ne pas l'avoir détruit, ce qui aurait du même coup mis fin à ses jours... Pourquoi, comment avait-il réussi à survivre malgré cette mutilation? Il était séparé en deux parties distinctes et vraisemblablement très éloignées l'une de l'autre, mais tout s'était toujours passé comme si le siège de ses pensées était toujours relié au reste de son corps... Cela avait-il un rapport quelconque avec son pouvoir sur les images? Il devait connaitre la réponse à ces questions, et faire en sorte de recouvrer son intégrité physique. Eléments en présence: les maitres d'Eurar savaient qu'il continuait à vivre; ils avaient conservé son cerveau, après l'avoir extrait de sa boite crânienne, apparement, celui-ci leur posait des problêmes et/ou les intéressait, mais ils tenaient à le garder en vie...
Marcus Alberic, comme à son habitude, se reposait debout, une jambe en l'air. C'était le moyen le plus efficace qu'il avait trouvé, car le réglement était formel: on ne s'assoit pas pendant la garde! Et oui... Ce brave Marcus était gardien, mais gardien de prestige: c'est lui, avec quelques autres, bien-sûr, qui avait en charge la sécurité de la Centrale Géothermique Olympus Mons (CGOM), appelée aussi couramment "La Centrale", car il n'y en avait pas d'autre au Monde... "Géothermique", car elle produisait de l'électricité gràce à la rotation de massives turbines entrainées par un courant de fluide thermodynamique faisant un circuit incessant entre la zone chaude, vers le bas, en direction de l'Enfer, et la zone froide, vers le haut, en direction du Ciel... C'est du moins ce que l'on disait, car, depuis sa construction, dans des temps immémoriaux, personne ne s'était promené dans les circuits internes de cette titanesque usine à énergie... Marcus était un grand noir d'une cinquantaine d'années, à qui l'on avait donné ce poste pépère en récompense de ses exploits héroiques lors de la guerre contre le roi traitre, il y avait de celà une bonne décennie... Poste de tout repos: jamais personne ne s'était aventuré dans ces parages inhospitaliers, du moins à part les constructeurs, ses collègues gardiens, et lui-même, qui accomplissait son mois de service, et qui attendait la fin de la semaine pour profiter de trois mois de "repos" dans sa maison d'Eurar, en compagnie de son épouse adorée Hanna et de ses huit adorables bambins... Ah! Cliché, quand tu nous tiens!... Ici, comme partout ailleurs dans le monde - à ce qu'on disait- sauf à Eurar, il n'y avait pas de Nuit, mais il était facîle de compter les jours: son copain Belzeb, gardien comme lui, et malin comme un singe, lui avait fait un jour remarquer que l'activité de la Centrale variait de façon cyclique, et que ces cycles duraient un tout petit peu plus d'un jour... pourquoi? Allez savoir... Cela donnait de toute façon un bon moyen aux gardiens de savoir combien de temps il leur restait à tirer dans cette solitude avant la relève...
Il en était à changer de pied, quand un claquement sec attira son attention.
Evidemment, il n'y eut pas de réponse. Le réglement était formel: personne ne s'approche de la Centrale sans autorisation, et, de toute façon, si ce n'était qu'un animal, cela lui ferait toujours autre chose que l'habituel ragoût en boite à croûter, au diner. Il épaula son fusil et se prépara à tirer.
Le général H.J. Hermann et Dejarnac n'en revenaient pas: un message enregistré sur une île totalement inconnue, dans la mémoire d'un drône-sonde, et de surcroit à l'insu de celui-ci, dans toutes les langues de la Terre, et s'adressant au premier personnellement! Et, plus étrange encore: la teneur du message: "Ne tentez pas d'explorer l'intérieur de l'île. Celle-ci vous sera à jamais incompréhensible et vous risqueriez de détruire la frontière entre deux mondes s'excluant mutuellement! Vous ne devez pas continuer. Nous n'occuperons quant à nous qu'un faible segment de votre espace-temps: à peine quelques millénaires, et l'île est situé au milieu d'une vaste zone inhabitée!"
Par dessous la voix féminine qui disait ceci, passaient une série
incroyable de photographie de monuments, de temples, dont certains étaient
reconnaissables, mais d'autres parfaitement inconnnus... Et puis, à
intervalles réguliers, des images d'animaux, proies ou prédateurs... totalement incompréhensible. Mais le texte était clair: "Ne tentez plus de pénétrer à l'intérieur de l'île!"
Ce furent les derniers mots de Hermann.
Les cadavres jonchaient la plaine, et c'était sur la colline qu'ils étaient le plus nombreux. Depuis leur mort, survenue lors de l'ultime offensive, il y onze ans, nulle trace de putréfaction n'était venue les souiller: les images ne pourrissent pas dans la mort, elles se figent, tout simplement. Cent millions de cadavres statufiés parsemaient la plaine des loups, le visage tourné vers l'extérieur, face à l'ennemi. Lors de cette attaque, tous avaient décidé de mourir pour leur souverain, et tous étaient morts, pendant que ce dernier hésitait à se défendre... Jusqu'au dernier moment, il avait soupesé dans son esprit la valeur relative d'un être réel et d'un être imaginaire: comment se décider à tuer ceux qui étaient si difficiles à créer? D'accord, ils étaient venus pour détruire, sans même l'espoir de pouvoir un jour coloniser un territoire recouvert d'impalpables et terrifiantes images de mort... Mais... Ce dilemne l'avait conduit à sa perte: peu à peu, les chasseurs s'étaient taillé un passage au milieu des victimes: d'abord, les images les plus faibles, puis les guerriers, les soldats, les images des héros, des braves, puis les créatures de guerre, les monstres, les dragons: tous balayés, car ne pouvant, comme leur maître, se résoudre à riposter. Puis les humains avaient fini par encercler la colline, le coeur du royaume et le dernier réfuge de Leu. Leur avancée fut inexorable, après les dragons, vinrent les centaures, puis le dernier carré: les loups... Juste avant la fin, Leu vit son ami le musicien Xris prendre une arme et se préparer à mourir, en compagnie des cent derniers loups. Mais Xris était réel. Son dernier geste d'homme libre fut de les téléporter très loin de là... Ces souvenirs affluaient à l'esprit du roi déchu, alors qu'il parcourait ces lieux historiques, qui n'avaient pas changé dapuis ces instants fatidiques... Les larmes brouillaient son regard. Il ne fut même pas étonné de retrouver, sur le sol à côté de son trône renversé, son sceptre en or et sa couronne d'apparat: les chasseurs n'étaient venus que pour tuer... ...Et lui revenait pour redonner la vie.
Mivi sortit de la salle de bains, débarrassé de ses vêtements de conseiller et de son horrible maquillage... En fait, il n'avait plus du tout la même allure: il paraissait plus jeune, beaucoup plus jeune, malgré sa calvitie... Il semblait à peine plus agé que d'une vingtaine d'années, sa bedaine de vieillard était effacée, et il était même un peu maigre, ce qui renforçait encore le bleu de ses yeux... Nu comme un ver et sans prendre la peine de s'habiller (après tout, il n'y avait personne ici -à par vous- pour s'effaroucher de cette nudité, et la température était tout à fait correcte), il ouvrit une autre porte. Cette porte était celle d'une pièce moins éclairée que le reste de cette maison, dans laquelle régnait un léger bourdonnement dû au fonctionnement d'un aérateur en mauvais état. Avec ses deux ouvertures de chaque côté -Mivi était actuellement en train de franchir la première- et ses quatre mètres sur huit, elle aurait pu passer pour un couloir un peu large, si, le long des murs transversaux, n'étaient pas disposés trois longues tables, un fauteuil en cuir noir, et un vélo d'appartement... Sur les tables, plusieurs consoles d'ordinateurs d'anciens modèles, mais en parfait état de marche, partageaient leur place avec des empilements de cartouches et de disques ce données, un savant désordre de tas de papiers griffonnés en tous sens, surtout de nombres hexadécimaux, et une vieille, très vieille chaine stéréo. Mivi enfonça une touche, et une antique mélodie, aux accords mélancoliques, emplit la petite pièce, ainsi que, par le truchement de haut-parleurs astucieusement disposés, l'intégralité de ses appartements. Il se dirigea vers le fond de la pièce et en franchit l'ouverture... Un autre couloir, très long et en pente, se trouvait derrière, à angle droit. Il tourna à gauche et s'y engagea. Le sol était faiblement incliné, et il était clair que l'on descendait encore dans les entrailles de cette étrange demeure... Au long des kilomètres, Mivi passait devant de massives portes blindées, portant des numéros peints à une époque lointaine: 17,16,15... Petit à petit, il "remonta" toute la série (en descendant!), et arriva au bout de cet énigmatique corridor... Là, la moquette était beaucoup plus ancienne, et, si les robots nettoyeurs n'avaient pas régulièrement accompli leur tâche, nul ne se serait étonné qu'une épaisse couche de poussière recouvre tout. Des gaines d'alimentation électrique étaient visibles, sortant du plancher ou des murs. Personne n'avait pris la peine de les dissimuler, et de toute façon, elles ne servaient plus à rien depuis longtemps. Cette impression d'ancienneté des lieux provenait d'une accumulation de détails, comme l'usure manifeste de la tapisserie à l'endroit du commutateur d'éclairage, ou de la peinture ayant un jour recouvert la porte métallique que le conseiller ouvrit, avec une force herculéenne comme en témoigna l'intense grincement que produisit le lourd volant de fermeture quand il le manoeuvra... Quand il referma le sas derrière lui, la porte se referma avec un bruit sinistre... Sur l'inscription peinte à demi effacée par les siècles, on pouvait lire:
TENUE DE PROTECTION OBLIGATOIRE - RADIATIONS - DANGER DE MORT |