La peur |
Un animal, sorte de chien au poil roux et aux crocs acérés, bavait de plaisir depuis un bon moment, à cause de l'odeur très forte de la chair en putréfaction associée à celle des vieux excréments oubliés sur place. Sa langue râpeuse passait avec délectation sur ses babines desséchées. Ses pattes, sales et fort laides, commençaient à trembler un peu, étant donnée la distance parcourue sans rien pouvoir avaler, depuis que ce fumet aguicheur avait commencé à chatouiller ses narines... Les yeux injectés de sang, la bête immonde, charognard bien connu des environs, et soigneusement évité des animaux de bonne éducation, aperçut le cadavre... L'homme était mort depuis une bonne semaine, et il -ou plutôt ce qui restait de lui- commençait franchement à bien parfumer le voisinage. Mariné à point, semblait-il, il faisait déja le régal d'une petite centaine de mouches dorées, qui bourdonnaient joyeusement autour de ce qui aurait pu être un moignon de jambe droite, et de ce qui se trouve un peu plus à gauche, s'il avait survécu à ses blessures. Le chien-hyène observa la scène pendant quelques instants, avec sa prudence habituelle: mis à part son souper, il trainait pas loin de là, sur un sentier de poussière brune, une espèce de tas de viande carbonisé, et déja bien entamé par une colonie de fourmis rouges ravies de l'aubaine, affectant vaguement la forme d'un boudin blanc terminé à un bout par une monstrueuse paire de machoires aux dents étincelantes... Après s'être assuré qu'aucun prédateur plus gros que lui ne se trouvait à proximité, l'animal gratta le sol de ses pattes arrières, tout en remuant la queue de gauche à droite une fois, deux fois, trois fois... Puis il s'élança en poussant un hurlement joyeux, comme un "à table!" gourmand, vers ce beau cadavre de chasseur à la peau noire, si alléchant!... Un éclair rouge le foudroya. Bien que la bête soit morte sur le coup, le rayon laser continua pendant de carbonisantes minutes de balayer sa carcasse fumante. Puis le systême automatique de sécurité de la Centrale estima que tout danger d'agression était écarté, et le faisceau fut coupé, ne laissant du mangeur de charogne qu'une grillade trop cuite.
Non loin de là, caché derrière un promontoire rocheux, un humain réel n'avait rien perdu de cette mésaventure et cogitait avec intensité.
C'était bien sûr une façon de parler: Xris était totalement découragé... Les défenses automatisées de la Centrale avaient été conçues pour ne rien laisser passer de dangereux, alors, une équipe de personnages déterminés à priver Eurar (et le reste du Monde) de sa seule source d'énergie? Non, cela semblait bien du suicide! Et pourtant... Si Leu leur avait donné cette mission, c'est qu'il les en savait capables. Xris regarda dans la direction d'Alexia et ses deux soeurs: cette charmante jeune fille le regardait aussi; elle lui sourit, il lui rendit son sourire. Des êtres partageant le pouvoir de lire les émotions ne peuvent se cacher bien longtemps leurs sentiments, et Xris se sentait prêt à l'impossible pour protéger cette création de Leu -la plus belle, selon lui.
Depuis un moment et de loin, sans se faire remarquer, même par ses frêres loups, Vengeance s'activait à stimuler les légendaires facultés d'analyse de cet ancien musicien, qui avait su, des années auparavant, comprendre la nature des liens qui unissaient Leu à son peuple.
A des années lumière de ces hautes préoccupations, quelqu'un marchait d'un pas tranquille dans un couloir très long, qui aurait pu être poussièreux, mais qui était régulièrement entretenu par des robots nettoyeurs, et ce, depuis des siècles... Tout ici avait un aspect très, très ancien, voire préhistorique: on se trouvait assurément dans la demeure ancestrale d'une très vieille famille. Le seul point sombre et que son unique occupant était un homme d'apparence juvénile, aux origines noyées dans la brume: Mivi. Ce palais, que personne d'autre n'avait visité depuis des temps immémoriaux, était son domaine privé, sa maison, ses appartements. Au lieu de revenir dans la partie habitable par le même chemin que précédemment, il se dirigea vers un autre sas, sur la porte duquel on pouvait encore distinguer le mot "ADMINISTRATION". Ce sas n'avait pas servi depuis des dizaines d'années, mais c'est avec un certain plaisir que le chef de la police en manoeuvra le volant d'ouverture. Lorqu'il fut dépoussiéré, désinfecté, décontaminé, il put acceder à ces antiques locaux, aux meubles usés, mal éclairés... Le plaisir subtil qu'il avait à arpenter ces couloirs qu'il connaissait par coeur fut toutefois interrompu par un signal d'alarme, fort désagréablement émis au premier plan de ses perceptions par le terminal implanté dans son cervelet:
"XWPL-MESURE D'URGENCE... SURCHARGE DES SYSTEMES AUTOMATIQUES DE GESTION - ACCROISSEMENT ATYPIQUE DU NOMBRE D'INCIDENTS EXTERIEURS... DEMANDE DE PUISSANCE SUPPLEMENTAIRE..."
Dans les minutes qui suivirent, Mivi s'immobilisa, toute son attention accaparée par sa contre-offensive. En effet, un nombre bien plus élevé qu'a l'accoutumee de centres policiers secondaires faisaient simultanément état d'escarmouches sanglantes aux frontières d'Eurar. Tous les rapports concordaient: une offensive générale d'êtres imaginaires venait de commencer. Priorités absolues pour le chef de la Police: rapidité, efficacité, secret.
Après un long moment passé à traiter à grande vitesse le flux massif de données en provenance de ces divers postes de police, Mivi s'avança vers un bureau où il savait trouver... un coffret de jeu d'échecs! Qu'il prit religieusement dans ses mains, avant de repartir vers le sas, le sourire aux lèvres.
Dans un autre monde, inaccessible et légendaire, un personnage volontairement solitaire, assis à un pupitre de style moyenâgeux, terminait l'enluminure d'un parchemin incroyablement long. Sa barbe blanche, la plume que sa main relevait avec satisfaction de son chef-d'oeuvre, et sa robe de bure lui donnaient l'aspect d'un moine copiste des temps anciens. Plus troublant encore, la bibliothèque qui l'entourait, avec ses recoins poussiéreux, ses murs de pierre, ses hautes et étroites fenêtres garnies de superbes vitraux représentant l'Accession à la Connaissance, ses colonnades, ses couloirs sans fin... Un édifice sans accès à l'extérieur, sans extérieur, en fait. Isolé de tout, même du temps, univers en lui-même, destiné à contenir un incommensurable amoncellement d'ouvrages, certains de taille normale, d'autres, comme celui que rédigeait ce personnage, si longs que mille générations de lecteurs humains n'auraient suffit pour les lire. Des traités de mathématiques. Inhumaines. La bibliothèque de travail d'un Maître.
Il se releva, reposa sa plume, et alla ranger ce volume à la suite des autres, dans les rayonnages.
La bibliothèque sembla soudain s'effilocher et disparaitre dans le néant, laissant place à un paysage de ruines balayées par les vents, au bord de la mer... Trois personnes vétues de blanc semblaient l'attendre.
Le personnage lui-même changea d'aspect, abandonnant son apparence de sagesse intemporelle en même temps que son costume de travail, pour un aspect plus familier et autrement plus inquiétant: après plusieurs milliards d'années de temps subjectif passées à la rédaction de son traité, Lukas était de retour parmi les siens. Il s'adressa à ses pairs avec une détermination inébranlable:
Pour les trois autres, toute l'absence de Lukas n'avait duré qu'un instant, pourtant, la maturité acquise par leur ami au cours de l'insondable période de réflexion qu'il s'était accordée leur donnait la mesure de la complexité de son "dossier". L'univers sembla vaciller légèrement, comme pour marquer ces paroles.
Lukas se tourna vers son épouse, Gwendoline, toujours plus agée que lui, malgré le temps qu'il avait vécu, en retrait de l'écoulement "normal"...
Sans un mot, celle-ci tourna les talons, et tous la suivirent, en direction d'une entrée, dans les ruines.
-"Ne perdons pas de temps, Madame Nol! Je ne suis ici que pour représenter le conseil pour l'expérience, alors, allons-y, je vous prie!" A peine débarquée sur la base secrète L-23, située quelque part sur la face cachée de la Lune, et voici que, comme à son habitude, Mme B. Terranova, politicienne réputée et membre du Conseil de la Terre Unie, faisait fi du protocole pour aller droit au but: elle était en service commandé, et n'avait pas de temps à perdre en salamalecs, d'autant qu'aucune caméra ni journaliste n'étaient présents sur les lieux -base secrète oblige!
Le petit comité d'accueil, composé de cadres techniciens ou
chercheurs, qui avait été rassemblé en l'honneur de Madame la Conseillère, se dispersa aussitôt, chacun se sentant soulagé d'éviter ainsi une belle perte de temps.
B. Terranova suivit l'ingénieur Nol, députée pour la circonstance parce qu'elle s'était portée volontaire pour la corvée d'accompagnement de cette politicienne -il faut bien se sacrifier de temps en temps, histoire de justifier le colossal budget alloué par la Terre aux services de recherche! - dans un petit appareil de transport de personnel, à huit places. Une fois les portières étanches hermétiquement refermées, le pilote automatique fut programmé pour le site d'expérience, et le véhicule s'éleva dans le ciel d'encre piqueté d'étoiles.
Angeline Nol était une femme d'une bonne cinquantaine d'années, mais
n'en paraissait guère que trente cinq, contrairement à B. Terranova, qui, à
quarante deux ans, avait derrière elle une carrière exceptionnelle (la
moyenne d'àge au conseil était de soixante cinq ans!), mais semblait
ratatinée, comme usée par le difficile exercice du pouvoir politique, et
paraissait, malgré de très fréquents séjours dans les instituts de relaxation, bien plus agée! Elle prit la parole, autant pour meubler le silence du trajet jusqu'au terrain que pour marquer une introduction à ce qui allait suivre. Et aussi parce qu'elle s'était crevée à écrire un discours pour accueillir cette terreuse, et qu'elle le lui déviderait, de gré ou de force! Na!
Et sans lui donner l'occasion de répondre "non" ou quelque chose d'équivalent, elle enchaina:
Angeline marqua une pause, attendant que le regard de B. Terranova retrouve sa clarté -elle avait <vécu> ces évènements, à l'époque -, puis continua:
"Conseil dont tu es l'enquiquineuse annuelle!", pensa tout bas L'ingénieur Nol, avant de poursuivre:
Ca, c'était le couplet patriotique dont il était de bon ton d'émailler les discours à l'intention des dirigeants. Ces crétins, loin d'envisager qu'une catastrophe puisse effectivement avoir lieu si l'on arrivait à pénétrer à l'intérieur de l'ile, avait décrété que tous les moyens seraient dorénavant bons, y compris et surtout la manière forte: il fallait bien donner une distraction au peuple! Ces imbéciles, au mépris de toute prudence, bombardèrent de mille et une façons l'ile floue... Heureusement, sans aucun résultat: les gardiens des lieux étant apparemment en mesure de contrecarrer chaque attaque... Même lors du bombardement nucleaire, rien ne se passa!
Elle reprit son discours:
Le véhicule de liaison se posa tout près d'un groupe isolé de modules d'observation, construits à la hâte pour permettre aux techniciens et à la representante du Conseil d'assister au spectacle. Les deux passagères en sortirent, pour rejoindre la petite équipe qui n'attendait plus qu'elles.
-"Sauf-conduit, bitte!", lacha le garde d'un air méprisant au petit groupe de voyageurs qui arrivaient vers le point de contrôle.
Cela n'empéchait pas que le garde en faction devait prendre sur lui pour vérifier les papiers d'autorisation de ces loqueteux, afin de les autoriser -ou non- à entrer dans la ville. Malgré la présence de trois de ses collègues dans la maisonnette située immédiatement à sa gauche, susceptibles d'intervenir immédiatement en cas de pépin, la sentinelle ne se sentait pas du tout rassurée: ces quatre-là avaient quelque chose de pas normal...
Qu'est-ce qui pouvait bien clocher chez eux? Leur démarche, trop
assurée pour des miséreux en marche depuis des jours? Leur stature, trop robuste pour des pauvres hères sans nourriture? Non. Ce qui lui faisait froid dans le dos, c'était qu'il ne pouvait pas voir leurs visages, enfouis au fond de sordides capuches; c'était aussi leurs yeux... Ceux de trois d'entre eux brillaient comme des braises écarlates, et ceux de celui qui avait répondu avec tant d'irrespect luisaient d'un bleu implacable, entaché de rouge sanglant...
Il eut un mouvement de recul et sentit une bouffée fétide de son récent petit déjeuner lui remonter dans la gorge quand il vit que, loin de commencer à repartir, le groupe misérable reprenait sa marche, et que le chef de ces crève-la-faim s'approchait de lui jusqu'à presque le toucher.
Usant encore de son langage paysan et irrévérencieux à souhait, celui-ci lança de son haleine fumigatrice:
Le garde n'eut pas vraiment le temps de comprendre ce qui lui arrivait: son fusil fut soudainement arraché de ses mains par une poigne puissante et lui-même reçut une claque monumentale qui l'envoya valser à une bonne dizaine de mètres.
Immédiatement alertés, ses trois collègues se ruèrent hors de leur abri de fonction, pour se retrouver nez à nez avec les trois "compères". L'un d'eux épaula son arme, mais au moment de tirer, celle-ci lui éclata à la figure, transformée en nuage de poussière. Hébété, les deux autres ne surent jamais comment leurs fusils leurs avaient été dérobés. Les quatre gardes se retrouvèrent à terre en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire.
Quatre gardiens furieux et à moitié assommés se relevèrent avec peine, pendant que quatre capes poussiéreuses tombaient à terre. Figés d'horreur, les Eurariens se trouvèrent face à quatre guerriers éclatants de force physique et de désir de combat: trois démons à la peau grise et aux yeux rouges, et un homme à tête de chat et au regard bleu. Sans transition, un combat à mains nues s'engagea. Combat fort inégal, car les gardes n'étaient pas de taille et manquaient singulièrement de combativité, au contraire des arrivants, d'une force surnaturelle et apparemment invulnérables, qui semblaient agir par pur sadisme. Bien plus tard, dans un état de semi-inconscience, le premier garde sentit que les coups s'arrêtaient de pleuvoir et qu'un bras puissant le redressait pour le porter jusque dans la guérite. Là, il fut mis sur une chaise en position assise et tourna de l'oeil... Quand il reprit connaissance, la première chose qui lui vint à l'esprit fut une sensation de douleur n'épargnant aucune partie de son corps. Tentant de soulever ses paupières gonflées, il entrevit quelqu'un assis à côté de lui, en train d'activer le systême de communication avec le Centre Policier. Surpris, il écarquilla les yeux, ce qui lui arracha un cri étouffé de douleur, ce qui eut le double effet de réveiller une atroce sensation de brûlure dans sa gorge et de faire se retourner vers lui l'autre personne.
Le choc qu'il éprouva en reconnaissant la face féline de son agresseur effaça ses douleurs, et lui évita de peu de retomber dans l'inconscience. Il tenta d'articuler une interrogation, qui ne franchit pas ses lèvres. Sans le moindre accent exotique, l'autre lui ordonna, d'une voix moqueuse:
Le gardien survivant fit ce qui lui était ordonné, et lorsqu'il se retourna vers l'homme-chat, ce qu'il vit le stupéfia.
Le petit être si reconnaissable, au crâne disproportionné et aux mains à six doigts, paru se fondre dans l'air et disparu. Le garde, vétéran de la guerre, tomba à terre, mort de peur. |