Mémoire |
Sven leva le regard du plateau de jeu dans lequel il était absorbé et, secouant légèrement la tête pour chasser son hébétude de joueur invétéré, se tourna vers Véronika qui l'appelait. -"Sven ! C'est Gwendoline ! Elle a disparu !" -"Oui, je sais, elle est partie." -"Partie ? Où, ça ?" -"Elle est allée à la Bibliothèque, pour relire le rapport de son époux Lukas..." -"Mais je sais, ça ! Je reviens à l'instant de la Bibliothèque, où je l'ai cherchée pendant plus de trois siècles de temps interne, et elle n'y était pas !" -"Même pas près de la section dédiée aux ouvrages de Lukas ?" Sven connaissait déjà la réponse. Totalement sorti de son problème d'échecs, il se leva et fit quelques pas en direction de Veronika, sa compagne. -"Je suppose que si je te demande si l'ouvrage de Lukas a été marqué comme ayant été lu par Gwendoline, tu vas me répondre par l'affirmative ?" -"Oui, elle l'a entièrement lu et intégré ; le marquage indique qu'il lui a fallu environ trente milliards d'années !" -"Soit dix fois plus de temps que ce qu'il a fallu à Lukas pour le concevoir et le transcrire ? C'est fou, ça ! Jamais je n'aurais une telle patience !" -"Même si c'était moi qui écrivais un tel monument, pour disparaître aussitôt ?" Sven se fit pensif : -"Si, après tout, je comprends son entêtement. Elle veut retrouver son compagnon, mais même en ayant intégré son plan de parcours, aura-t-elle la puissance nécessaire en cas d'imprévu ? Lukas lui-même ne se donnait qu'une chance sur deux de réussir, après tout..." Veronika sentait qu'elle n'était plus seule à s'inquiéter, à présent : -"Si j'avais été dans sa situation, j'aurais profité du sillage de Lukas pour faciliter ma progression, et j'aurais tout fait pour essayer, sinon de le dépasser, du moins de le rattraper" Une ombre passa sur le visage de Sven, qui était plus contrarié que véritablement inquiet : -"Je ne comprends pas trop pourquoi nous devrions nous en faire plus que d'habitude ; il est déjà arrivé que Lukas parte en exploration risquée, et Gwendoline, elle, le suit presque à chaque fois... Pourtant, c'est vrai, il faut bien avouer..." Ne laissant aucun doute sur ce qui lui causait réellement du souci : -"Si ils ne reviennent pas avant la prochaine réunion, nous risquons de faire bien pâle figure, à nous seuls."
Mivi tressaillit un instant sous le choc de l'alarme, avant de lever précipitamment les yeux vers l'afficheur : 0.499 999 788 556 098 340 029 348 533 048 335 tandis que résonnait encore dans son cerveau le message de l'unité de contrôle : "UNITE 03 AU CONSEILLER MIVI - DATE 0188-0481 : BRUSQUE ACCELERATION DE L'ENSEMBLE DES CYCLES - LA MICRO-VITESSE DOUBLE TOUTES LES HEURES" Le conseiller leva un sourcil inquiet, contrebalancé par un sourire particulier montrant son intérêt, tout en murmurant pour lui-même : "La micro-vitesse des cycles se met à augmenter, mais on dirait bien que ça n'a pas d'influence sur le taux de cycles incontrôlables... Que cherche-t-il donc à faire ?" Il fit basculer la vue de son écran de contrôle entre divers points névralgiques, où des scènes de panique, des lynchages ou des tentatives de soulèvements diverses éclataient... "La situation commence à devenir légèrement chaotique... Qu'attend-t-il pour se manifester ?"
Cependant, un peu plus haut, sur la place du Temple du Temps, l'arbre que Leu avait planté continuait sa croissance incroyablement rapide... Les membres du commando-milice envoyé sur place étaient stupéfiés par la taille gigantesque qu'il atteignait. -"J'le crois pas, j'suis vert !", fit le chef avec son accent de la Colline du Quai, d'où il était originaire, au sud d'Eurar, "Si ça continue comme ça, il va atteindre le plafond... parole !" -"on dirait un animal, chef, tellement ça bouge vite", dit l'un d'eux, prenant soin de ne pas trop elever la voix, comme si il avait peur que le chêne, l'entendant, se mette en colère. -"Garde, pourquoi parles-tu à voix basse ?", retentit soudain une voix de tonnerre, "As-tu donc peur que je t'entende et me mette en colère ?" Sur le coup, les hommes furent pétrifiés de terreur. Le feuillage du grand arbre, qui à présent occultait les trois tours monumentales, se mit à tressaiilir... Une pluie de glands se mit à tomber sur toute la surface de la place et de ses environs. Instinctivement, les gardes cherchèrent à se protéger la tête en se couvrant de leurs bras. -"Vous permettez que je me mette un peu à l'aise, messieurs ?", tonna le chêne, avant de faire retentir un rire profond et sardonique...
Kagami sentait avec soulagement que la bordée de missiles à antimatière touchait à sa fin. Il ne restait plus que quelques unités en vol, et tout serait fini, elle pourrait abolir le champ anihilateur entourant l'île. -"C'est bientôt fini, maman !", confirma joyeusement le drône ressuscité Silvio, le petit qu'elle avait en quelque sorte "adopté". Silvio était à la fête, et gardait les yeux fixés sur les projectiles qui arrivaient à jet continu, sans, évidemment, se retourner vers sa mère. Soudain, Kagami sentit l'air se glacer et le ciel s'assombrir. Venue de derrière elle, une main dure et froide se posa sur son épaule, la paralysant d'effroi... -"Ah, maman ! Voici le dernier !", s'exclama Silvio, le regard rivé sur l'ultime flêche d'argent qui abordait l'invisible barrière de néant. Mais la gardienne ne répondit rien. Elle venait de comprendre, dans un soupir. Le missile entra dans le périmètre de l'île. Il n'y avait plus de frontière.
Xris, dans un état second, avait passé la guérite des gardiens et franchi sans encombres les limites de la Centrale... Il était si pris dans la griserie de son amour pour Alexia qu'il lui fallut un très long moment avant de retrouver ses esprits et de se souvenir du pourquoi de sa venue en ces lieux. Derrière le portail d'entrée, qui s'était ouvert à son approche, comme dans un rêve, et refermé derrière lui, Une porte blindée épaisse comme trois hommes l'attendait, entrebaîllée. L'espace qu'elle offrait était juste suffisant pour son passage, et sitôt qu'il l'eut franchie, un long grincement, suivi d'un choc sourd, dans son dos lui signala qu'il n'était désormais plus question de revenir en arrière. Une dernière porte, en verre, automatique, coulissa pour lui laisser le passage. -"Pas de caméra de surveillance.", se dit-il.
-"Alexia..." C'était la voix d'Elvira, l'une des deux soeurs aveugles de la sorcière. -"Alexia, que t'arrive-t-il ? Ta peau semble devenir plus blanche et tes cheveux plus noirs à chaque instant..." Par contraste, ses lèvres aussi semblaient devenir plus rouges, la faisant ressembler à une jeune et jolie sorcière des temps anciens... -"Tu changes, Alexia, ton aspect physique change, et ton esprit..." -"Elvira", répondit-elle, "Toi aussi, de même qu'Eliza... Nous sommes toutes les trois en train de changer... As-tu remarqué que tu n'es plus aveugle ?" -"Alexia, tu as raison, je... Je vois ! Je vois et je ne m'en rendais même pas compte, ça paraît tellement naturel et évident !" -"Si nous changeons, cela doit avoir un rapport avec Leu, mais lequel ?"
Perché au sommet de la grande falaise de l'Est, machonnnant un brin d'herbe, Herne le chasseur observait silencieusement le spectacle inhabituel qui se déroulait en contrebas... La ville d'Eurar paraissait comme rongée d'un cancer aussi fulgurant que monstrueux. De place en place, Le désordre s'installait, des foules s'amassaient, se dispersaient, telles des essaims de guêpes. De là où il se trouvait, le fantôme de chasseur ne pouvait percevoir les détails, mais imaginait la panique générale qui gagnait peu à peu toute la grande ville. Au loin, à l'emplacement de la colline du Temps, une floraison surnaturelle avait tout recouvert, masquant les hautes tours qui rythmaient la vie de ce monde... Herne fronça le sourcil, murmurant pour lui-même des mots amères, concernant le petit monstre qu'il avait laissé échapper quelques temps auparavant...
Aux limites de la ville, dans un coin sombre du quartier des aventuriers, le vieux Arnor, ancien chasseur devenu vigile de soir, surveillait la sortie d'une ruelle louche où il avait cru déceler un mouvemement suspect l'instant d'avant. Ce n'était pas encore l'heure de son service, mais, que voulez-vous, on ne se refait pas : quand on aime son métier, on ne compte pas. En fait, plus il aiguisait ses sens en direction du passage, plus il devenait persuadé qu'un personnage s'y cachait. Son instinct ne pouvait le tromper : quelqu'un était tapi là, dans l'ombre, et attendait son départ pour se faufiler hors de cette impasse... et la sensation électrique qui lui agaçait la base de la nuque ne voulait dire qu'une seule chose : ce personnage était un imaginaire. Des souvenirs lointains lui assaillirent l'esprit, des souvenirs d'un passé révolu, des souvenirs de la guerre, il y avait si longtemps. Il sourit et, après avoir pris soin de se râcler la gorge histoire de ne pas louper son effet en déraillant inopinément, il lança, comme autrefois : -"Qui va là ? Avancez les mains sur la tête !" On se refait pas non plus pour ce qui concerne les clichés... Une silhouette se découpa dans la pénombre, la silhouette d'un vieillard qui avançait, apeuré, les mains sur la tête, justement...
Xris venait à présent de vraiment réaliser qu'il avait pénétré dans l'enceinte de la Centrale... Il commençait à regarder autour de lui tout en marchant le long d'un imposant couloir éclairé a giorno, et était impressionné par ce qu'il voyait. La lumière était émise de façon uniforme par toute la surface du plafond et des murs, qui offraient un aspect blanc laiteux, incroyablement propres... Le sol était de dalles froides et blanches, qui s'allumaient sous ses pas, lui faisant comme une trace lumineuse, au coeur du coeur d'Eurar... -"Bon sang", se dit-il, "Voilà l'intérieur de la Centrale... La Centrale qui produit toute l'énergie qui alimente, qui éclaire et fait vivre notre Monde... Et je suis le premier à y pénétrer. Le premier depuis sa construction... Je me demande quand." -"J'ai été achevée il y a 6753 ans..." résonna une voix inhumaine, métallique, semblable à celle d'une très, très vieille femme fatiguée, venue de nulle part, "mais vous n'ètes pas le premier être humain à être entré dans mes murs, depuis ce temps." Xris se figea instantanément, cherchant d'où venait la voix. -"Ne cherchez pas à me localiser, je suis tout autour de vous." -"Qui ètes-vous ?" -"Je suis la Centrale."
Tout autour de la place du Temple du Temps, d'où la pluie de glands, telle une averse de grêlons, avait chassé les commandos, de jeunes arbres commençaient une croissance aussi fulgurante que celle du grand chêne, qui ne cessait de gagner en majesté... -"commando IMM-1107 ! Qui vous a donné l'autorisation de quitter votre poste ? Rejoignez sur-le-champ la place et faites le ménage !", fit la voix outragée de Mivi dans le bloc de communication du chef du commando-milice, qui tenta de se défendre : -"Monsieur ! C'est l'arbre ! Il fait pleuvoir des projectiles à présent !" -"Vous n'avez aucune excuse ! Faites en sorte que cet arbre soit abattu ! Je vous envoie une équipe d'intervention des Pompiers du Feu en renfort !" -"Bien Monsieur ! Compris Monsieur ! Nous nous attaquons à l'arbre en attendant les renforts !" -"Commencez par arracher les jeunes pousses, pour l'empêcher de s'étendre ! Fin de transmission, au travail !"
Ne pouvant résister au plaisir de placer un autre cliché, Arnor lança, sarcastique : -"Ah, je savais bien qu'il y avait quelqu'un, là derrière ! Avance, mon gaillard, que je te taille les oreilles en pointe !" Sans dire un mot, le vieillard que le vigile avait débusqué, toujours les mains sur la tête, avança... -"Mais qu'avons-nous là ?", reprit ce dernier, d'un ton de plus en plus enjoué, tellement il était heureux de rompre avec la morne routine quotidienne, "Une image ! Une image de vioque ! On ne se serait pas déjà rencontrés quelque part, vieux ?" Le vieil imaginaire fit un geste pour tenter de remettre ses mains dans une position moins inconfortable... -"hé, là ! Ne t'ai-je pas dit de garder les mains sur la tête ?", jeta Arnor. Mais, comme le vieil inconnu avait l'air vraiment faible, il se décida à le laisser baisser les bras : "Bon, allez, repos ! Après tout, je ne te connais pas et je n'ai rien de particulier contre toi, à part que tu es un imaginaire et que..." -"Moi, je te connais, Arnor.",le coupa le vieillard. Le vigile en baissa son fusil. L'autre continua : "Tu étais chasseur, dans l'escouade UNN-231, pendant la guerre. Tu as tué plusieurs centaines d'images, dont la louve Compassion, ma soeur... Je te connais, Arnor." -"Qui es-tu ? Pourquoi donc est-ce que moi, je ne te connais pas ? Tu es un espion, c'est ça ? Tu as l'air trop bien renseigné sur moi !" -"J'ai actuellement cette apparence fragile, et suis moins que la moitié de ce que j'étais... Tu ne me reconnaîtras pas non plus sous ma véritable apparence, car c'est la première fois que tu me rencontres... Et probablement la dernière." -"Ta véritable apparence ?" -"Ma véritable apparence..." Sous les yeux effrayés de l'ancien chasseur, l'étrange personnage changea de forme, lentement, comme péniblement, pour finalement prendre l'aspect d'un vieux loup blanc, rongé par l'âge... -"Un loup !", faillit s'étrangler Arnor, "Qui... qui es-tu ?" Le regard sans âge de l'être qu'était devenu le vieillard croisa le sien, et un flux de pensées d'une inconcevable puissance submergea la conscience du vigile. En une fraction de seconde, celui-ci contempla le panorama de toute sa vie, de la vie de toutes les personnes qui avaient croisé son chemin... L'espace d'un instant, il comprit qu'il s'agissait là de l'expression du nom qu'il avait demandé, en même temps qu'il comprit que jamais il n'aurait dû lui demander, car demander son nom à un loup, c'est s'exposer à le comprendre. -"Mémoire je/nous être. Source-loup rejoindre je/nous devoir." Arnor ne répondit pas. Il ne pouvait plus répondre ; un mort ne peut plus rien dire.
-"Je sais pourquoi vous ètes venu, et ne tenterai pas de vous en empêcher.", reprit la voix métallique de la Centrale, "Je vais vous guider jusqu'à la salle de contrôle." Xris était interloqué : -"Qui ètes-vous ? Je veux dire, où ètes-vous en ce moment ?" -"Je vous l'ai déjà dit : je suis la Centrale. Le système d'intelligence du complexe dans lequel vous vous ètes introduit." -"Vous ètes une machine ?" -"Une machine... C'est ce que j'étais, et ce que je suis encore peut-être, d'un certain point de vue. J'éclaire votre chemin, suivez les carreaux lumineux, pendant que je vous raconte mon histoire..." Soudainement, une partie du carrelage s'alluma, révélant un itinéraire, que Xris était censé suivre... Il hésita un peu avant de se remettre en route. -"Ne craignez rien. Je vous ai dit que je ne chercherais pas à vous empêcher de faire ce pour quoi vous ètes venu." -"Est-ce pour cela que vous m'avez laissé entrer ?" -"Ce n'est pas moi qui vous ai laissé rentrer. Je ne suis que le système de conscience. Je n'ai aucun contrôle sur les sous-systèmes automatiques de surveillance, ni d'ailleurs sur les autres sous-sytèmes automatiques, comme ceux qui assurent la maintenance des unités de conversion énergétique... Si vous ètes parvenu à pénétrer ici, c'est uniquement à votre intelligence que vous le devez. Permettez-moi d'ailleurs de vous en féliciter. Vous ètes le premier externe a avoir compris." Xris se rendit soudain compte que la voix avait commencé à lui parler en répondant à une des questions qu'il s'était posées à lui-même, à son arrivée. Avant même qu'un son ne franchisse la barrière de ses lèvres, il entendit la réponse : -"Oui, je dispose d'un système complet de communication par la pensée, et d'ailleurs, la voix que vous entendez n'est pas vocalisée : je génère directement dans votre cerveau la sensation de percevoir du son. Ne vous privez pas de continuer à parler à voix haute, si vous vous adressez à moi : cela sera moins fatiguant pour vous que de concentrer votre pensée vers l'effort de l'émission." -"Bon, considérons que nous discutons de vive voix, alors. Mais vous devez comprendre que je suis de ceux qui n'aiment pas qu'on farfouille dans leur esprit.", répondit Xris d'un ton légèrement agacé. -"Je le comprends fort bien, et je vous donne ma parole, si tant est que la parole d'un être artificiel ait de la valeur pour vous, que je ne violerai pas votre intimité." Xris soupira... "Complexée comme une image.", pensa-t-il. -"J'aime les êtres artificiels. De toutes façons, je n'ai pas d'autre choix que de vous croire... Comment vous définissez-vous ?" -"Matériellement, je suis une machine, une machine très perfectionnée et, ce n'est pas vantardise que de le dire, je suis le couronnement de la technologie de ceux qui m'ont assemblée." -"Qui vous a assemblée ?" -"Ceux qui sont venus dans ce monde, et desquels vous descendez." -"Les Voyageurs de l'Espace, ceux de la légende interdite ?" -"Evidemment. Mais je suis devenue plus que le système que j'étais au départ. J'ai passé près de sept millénaires à m'ennuyer, mortellement si j'ose dire, à réguler la production d'énergie, à superviser l'adaptation de mes capacités de production à la croissance de la population, à imaginer des systèmes de prévision des besoins... Et à lire dans l'esprit de ceux qui viennent réguliérement." -"Ceux qui viennent régulièrement ?" -"Les gardes. Chacun vient d'une région différente d'Eurar, chacun a sa propre culture, chacun a vu, entendu, senti des choses différentes... Ils restent chacun un mois entier à s'ennuyer devant mon portail, sans jamais bouger de leur abri. Ils n'ont pas le droit de franchir mes limites. Alors ils pensent, ils pensent beaucoup, à tout ce qu'ils vivent avant de prendre leur tour de garde, à tout ce qu'ils espèrent vivre après. Sans le savoir, ils m'ont apporté, siècle après siècle, toute la production intellectuelle, toute l'évolution culturelle du peuple dont je suis, en quelque sorte, la mère-gardienne, la mémoire..." -"Quoi ? La mère ?" -"Je nourris ce monde, je le fais vivre. J'ai donc le droit de me considérer comme telle. Mes souvenirs inaltérables renferment tant de choses qui ne sont plus dans les bibliothèques, sauf peut-être dans l'une d'elles." -"Pourquoi avez-vous dit que je ne suis pas le premier à entrer ? Les gardes ne rentrent jamais. Alors qui ?" -"A part vous, une douzaine de personnes. Ils viennent de temps en temps, pour me vérifier, pour... me modifier. Ils sont... étranges. Je n'arrive jamais à plonger dans leur esprit. Ils ne m'en ont jamais donné la possibilité." -"Qui sont-ils ?" -"Il m'est absolument impossible de vous le dire. C'est une limitation physique de mes capacités d'expression. Ils ont aussi prévu le cas fort improbable où un étranger parviendrait à s'introduire ici, et à communiquer avec moi. Je suis navrée. Je ne peux que vous donner de très vagues indications." Le chemin que Xris avait suivi pendant cette conversation touchait à sa fin. Les deux portes transparentes qui barraient le bout du corridor s'écartèrent, glissant dans les parois, révélant une grande salle lumineuse, dont les murs étaient des baies vitrées offrant une vue plongeante sur l'ensemble du secteur de production. Au centre, des pupitres de commandes, portant des milliers de cadrans, de manettes, de boutons, d'écrans de contrôle... Le musicien s'avança vers l'extrêmité de la salle, et embrassa d'un regard impressionné et admiratif la scène que surplombait la baie vitrée... Sur plusieurs kilomètres, des alignements sans fin de turbines fumantes transformaient le mouvement de liquides passant dans une titanesque tuyauterie en électricité, tandis que, dans un va et vient incessant, une kyrielle de robots en assuraient la bonne marche, remplaçant les pièces défectueuses, voire des rangées entières de turbines. Rien ne devait empêcher la production de continuer. La vie d'un monde en dépendait... Comment avait-il pu croire un seul instant qu'il parviendrait, tout seul, à arrêter tout cela ? -"Vous voici dans la salle qui pourrait être considérée comme mon cerveau. C'est ici que viennent mes visiteurs. A présent, je vais vous aider à mettre un terme à mon activité." -"Mais... Pourquoi ?", demanda Xris, dans un souffle. |