Les racines |
-"Il tarde à revenir !", gromela Mildred Nilsen dans son micro, à l'adresse d'Eleana Moltke. "Il faut qu'il revienne avant le début de la tempête de sable, dans deux heures, ou alors nous serons obligés de décoller sans lui pour rejoindre le vaisseau !" -"Pourquoi ne donne-t-il pas signe de vie ? Son émetteur radio est débranché !", s'inquiéta Eric Chodon. Eleana ne manifesta aucune émotion, contrairement aux autres, et se dirigea vers le sas de la navette : -"Je pars à sa recherche. Je reviens tout-à-l'heure." -"Eleana !", l'apostropha Mildred, "Fais attention de revenir au plus tard dans 115 minutes !" -"Je serai de retour bien avant, et avec lui.", répondit celle-ci sans se retourner. Et elle termina à voix basse, pour elle-même, "... bien avant que tu ne décides de décoller en avance, ma chère."
-"Je ne sais pas jouer aux échecs, et a fortiori suis incapable de battre quiconque à ce jeu.", partit Xris, comme excédé, "Comment voulez-vous que j'arrive à débloquer les contrôles de supervision, dans ces conditions ?" -"Calmez-vous", continua la Centrale, "Ne vous ai-je pas affirmé précédemment que je vous aiderais en cas de problème ? La partie, puisque vous ne savez pas jouer, ce sera moi qui la jouerai. Mais bien entendu j'aurai besoin de votre aide pour déplacer les pièces sur l'échiquier." -"Oh, bien sûr !", répondit Xris, un peu honteux de s'être emporté. Il se dit qu'il aurait dû comprendre plus tôt. -"Ne vous inquiétez pas, j'ai assisté à de très nombreuses parties et je dois confesser que, bien que ne participant jamais, j'arrive à prévoir les bons coups presque à coup sûr. Cela ne devrait poser aucune difficulté."
-"Bravo, bien joué !", murmura Mivi entre ses dents, "Il me bloque une possibilité !" Puis, dans son communicateur : "Commando IMM-1107, escadron de pompiers F-23, n'utilisez pas le lance-flammes ! Je répète : n'utilisez pas le lance-flammes !" -"Ca commence à devenir intéressant...", continua-t-il en gloussant, pour lui-même. Puis, comme s'il n'avait pas encore assez d'affaires à traiter, il déplaça quelques pièces sur l'échiquier.
De leur côté, ni les miliciens, ni les pompiers ne savaient plus que faire, car il leur semblait évident que si l'arbre n'était pas bien vite brûlé, il finirait par échapper à tout contrôle et se répandrait aux alentours, et peut-être même dans toute la ville... -"Vous avez un problème, dirait-on, chers amis !", tonna la voix du chêne, "Ne vous inquiétez pas, quelqu'un va venir s'en occuper !" Sur ces mots, un coup de vent faillit arracher leurs casques à quelques pompiers, qui se retournèrent dans la direction d'où il venait. Il n'eurent même pas le temps d'avoir peur, le souffle torride les réduit en cendres. Le grand dragon était de retour.
Leu était un grand arbre. Il montait jusqu'au ciel, tandis que ses racines plongeaient au plus profond du monde maudit d'Eurar. Leu était un dragon majestueux. Ses ailes rouge métal l'avaient porté jusqu'au chêne, depuis la solitude des régions dépeuplées où il avait élu domicile et au fond desquelles, depuis onze ans, il sommeillait. Leu était l'essaim de monstres ailés qui venaient de s'envoler des branches du grand chêne. Il était ces choses répugnantes qui noircissaient le ciel de leur multitude. Leu était le souffle brûlant du dragon, qui venait de vaporiser les quelques humains rassemblés auprès du grand chêne. Leu était le feu qui venait soudain d'embraser le chêne, se communiquant aux tours du Temple du Temps. Il sourit. Leu était la meute des loups, centaures, guerriers et autres imaginaires qui sortaient du néant pour s'attaquer à tout ce qui vivait dans la ville maudite. Leu surgissait de toutes parts pour envahir ce monde qui avait tenté de le détruire, onze ans auparavant. L'arbre disparut, tandis que l'incendie se propageait alentours. Le regard flamboyant, Leu était debout, fou, mais pas comme d'ordinaire, au bord du gouffre qu'avait laissé l'arbre. Il se pencha en avant, posa un genou à terre, inspira profondément, ferma les paupières, et se figea.
C'est à quelques centaines de mètres du lieu d'atterrissage de la navette de liaison, derrière une petite élévation, qu'Eleana trouva Mitch Viktor. Celui-ci était étendu sur le sol, sans le casque de son scaphandre, le regard plongé dans l'immensité du ciel, sans bouger. Elle se précipita sur lui avec de grands gestes, comme prise de panique. Celui-ci la vit arriver du coin de l'oeil, se redressa, s'accroupit pour ramasser son casque et le revissa sur les épaules de son scaphandre. Quelques secondes plus tard, la pression était redevenue normale à l'intérieur de sa combinaison. D'un geste, elle lui fit comprendre de ne pas remettre sa radio en marche, tout en coupant la sienne. Elle s'approcha de lui, colla son casque contre le sien pour que le son passe par conduction, et le gronda, à moitié en colère : -"Mais tu es fou ! Enlever ton casque de la sorte !". A travers l'épais verre, elle pouvait distinguer la peau desséchée et rougie de son riant visage, qui pelait, comme brûlée. -"Pourquoi t'inquiéter ? Tu sais bien que j'aime sentir l'air de Mars me fouetter !", bredouilla-t-il, l'air faussement coupable, émerveillé par la superbe déformation que les conditions acoustiques faisaient subir au son de la voix de sa compagne. "Il est froid, sec, rare, irrespirable. Il ne nous aime pas, et c'est pour ça que je le désire. Maso, hein ?" -"Si près de la navette ! Mais les autres pourraient te voir, tu ne comprends pas ? Et que penseraient-ils en te voyant, étendu comme un mort, ton scaphandre ouvert par 5 millibars de pression dans une atmosphère de gaz carbonique ?". Elle n'espérait même pas lui faire prendre conscience de son imprudence. Elle le connaissait trop bien et réciproquement. Les rouages de leur duo étaient huilés à la perfection. -"Ce qu'ils penseraient ? Et bien, que je suis mort, bien sûr !", rétorqua-t-il d'un ton taquin, comme refermant un pas de danse. "Et puis, le temps qu'ils aillent chercher des secours, je remettrais mon casque, et à leur retour, ils penseraient avoir rêvé !" -"Hmmm...", souffla-t-elle, "Le pire, c'est que tu as raison. C'est déjà arrivé, en plus." Disant ces mots, elle donnait l'impression de donner la réplique dans un dialogue déjà convenu entre eux, comme si... -"Bon, allez, Il est temps de rebrancher nos émetteurs et de retourner à la navette, sinon les autres partiront sans nous, et nous auront du mal à leur faire gober une histoire d'hallucinations, cette fois !" Ce qui referma ce pas de deux.
La froide lumière bleue qu'irradiait le regard de Leu s'était à présent communiquée à l'ensemble de son individu, qui brillait d'un éclat aveuglant. Leu était immobile, tel une statue de cristal, car c'est effectivement ce qu'il semblait être devenu. Il rouvrit les yeux, mais ce n'est qu'une façon de parler : son visage avait disparu, ne laissant de sa face qu'une tache insupportablement brillante. Selon l'instant ou l'endroit d'où on pouvait l'apercevoir, mais aussi dépendant de qui regardait dans sa direction, on pouvait distinguer un vague visage sans yeux, ou bien un oeil sans visage... Sa voix de tonnerre se fit sépulcrale et fit trembler les fondations des immeubles et les coeurs des faibles. -"Insupportable peuple, vous qui m'avez arraché ceux que j'aimais, le temps est venu pour vous de payer ! Par votre faute, je ne suis plus que la moitié de moi-même. Je viens reprendre ce qui est moi et ce qui est à moi !" C'était vraiment parfait, tout y était, pensa-t-il : les éclairs, le tonnerre, le climat chaotique, le couplet grandiloquent et sentimentaliste à souhait... A la réflexion, il manquait encore un ingrédient. Il coupa le son afin d'éviter que la population d'Eurar, en état de choc, n'entendît son ricanement sourd. Après tout, pourquoi gâcher un effet dramatique aussi réussi ?
Les racines avaient disparu en même temps que l'arbre, laissant leur trace profondément imprimée dans la roche, ainsi qu'une ouverture vers les ténèbres des profondeurs. Tassé dans son fauteuil, un sourire un peu crispé aux lêvres, Mivi observait pensivement les scènes qui défilaient dans son cerveau, scènes retransmises par le micro-terminal implanté dans son système nerveux. Qu'elles fussent prises dans le quartier des aventuriers, dans celui de la Colline du Quai, ou dans celui du Quadrant, d'ordinaire paisible, ou même sur la très riche Rive des Maîtres de l'Art, frange du quartier du même nom, toutes montraient la même hystérie meurtrière, le même spectacle de destruction. Eurar, la veille encore capitale du plus grand empire de ce monde, partait en lambeaux, engloutie par la colère d'un seul être. -"Seul, pas vraiment...", se rectifia-t-il lui-même en soulignant intérieurement les bataillons d'êtres imaginaires qui convergeaient sur la Colline du Temps. Tels des zombies ivres de meurtre, ils avançaient à pas lents, sans que rien ni personne ne semble avoir prise sur eux, comme dans un mauvais film. Plus ils se rapprochaient de leur but, plus ils semblaient se densifier ; leurs regards se faisaient plus brillants, d'une inquiétante lumière rouge... Certains avaient déjà atteint la place du Temple et se mettaient à irradier, comme leur roi, qui semblait désormais appartenir au monde minéral. Lorsqu'ils arrivaient vers lui, ils semblaient soudain, tels des paillettes de limaille à proximité d'un aimant, être violemment attirés vers lui, et s'y fondaient. Mivi comprit en voyant la tête de la statue grandir peu à peu. -"On pourrait appeler ça <<rassembler ses esprits>>, en somme", souffla-t-il, un demi-sourire plaqué sur une mine quelque peu désabusée. D'un geste, il maneuvra une commande discrète qui escamota plusieurs panneaux dans les murs de la pièce, révélant autant d'écrans géants. -"Nous n'avons plus très longtemps à attendre !", annonça-t-il à l'adresse des formes qui s'y dessinaient peu à peu...
Une vingtaine d'années auparavant, Leif II avait éte volé. Et cela, personne ne le savait. Personne sur la Terre n'était censé savoir que trois siècles du "Plus Gigantesque Effort Technologique Jamais Poursuivi Par l'Humanité", comme disait la publicité, avaient été... volés. Personne, sauf le personnel au grand complet du centre de contrôle, ainsi que quelques politiciens trop haut placés pour se permettre de laisser filtrer pareille information. Leif II ressemblait extérieurement à une sonde spatiale de dimensions respectables, à ceci près qu'elle était destinée à sortir du Système Solaire, atteindre une autre étoile et transmettre ses observations. Quoi, c'était tout ? Non : ce vaisseau transportait aussi un habitacle de dimensions modestes, mais suffisantes pour lui permettre d'accueillir d'éventuels échantillons dont on soupçonnait l'existence : des échantillons vivants, convenablement conservés en état d'hibernation. Leif II était en effet supposé revenir, et vite, le voyage ne devant durer que quelques dizaines d'années. Le projet lui-même était bien plus vaste et coûteux, et s'étendait à un châpelet de réservoirs d'hydrogène répartis sur la longueur du trajet. Les réservoirs les plus lointains accumulant le carburant en attendant de le servir, au moyen de titanesques collecteurs. Le vaisseau était ainsi censé pouvoir se ravitailler en cours de route, afin de maintenir une accélération constante. Les problèmes techniques soulevés avaient bien évidemment été très tôt considérés comme insolubles, et il avait fallu attendre une période de prospérité exceptionnelle, après la Guerre Planétaire, ainsi que l'élan d'esprit de réalisation qui venait avec, pour que le plan soit mis en place. Par ailleurs, l'enjeu politique était évident. Pendant plus de trois siècles, les usines orbitales de Saturne, construites pour l'occasion, avait vomi leur production de vaisseaux-réservoirs, qui balisaient ainsi un chemin de plusieurs années-lumières vers la cible du projet. Le lancement de Leif II s'était, quant à lui, effectué en grande pompe depuis la Station Un, en orbite autour de la Terre, presque vingt ans auparavant... A présent, deux membres du personnel du centre de contrôle Vinland, la cinquantaine cervoisée et bedonnante, discutaient dans le silence de la salle des moniteurs... -"Tu crois qu'il est mort, finalement ?" -"Qui ça ?" -"Le type." -"Ah, lui...", répondit l'autre d'un air à peine ennuyé, "on ne devrait pas trop tarder à le savoir, non ? Puisque tous les ans à peu près à la même époque, nous recevons ses insultes." Il s'interrompit pour siroter son verre de bière, avant de reprendre, comme pour tromper l'ennui d'un simulacre d'activité de bientôt deux décennies : -"A quoi bon s'en faire ? Autant que nous le sachions, ce salaud a préparé son coup des années à l'avance, et il s'est payé le luxe de modifier l'ensemble des données du projet pour son profit... des paramètres de course des engins de ravitaillement jusqu'à l'aménagement de l'habitacle. Comme tout était automatisé au maximum, les sytèmes de contrôle lui sont tombés tout cuits au creux des mains." -"Yep, fortiche, quand même ; personne n'en a jamais rien su jusqu'au jour où, passée l'orbite de Pluton, nous avons reçu ses vociférations sur un canal prioritaire. Et alors il était trop tard pour l'arrêter ou l'attrapper." -"Ce type me sort par les trous de nez", renifla l'ingénieur, "même à présent, il nous est impossible de connaître l'ampleur exacte de son emprise sur nos systèmes. Toutefois, comme jusqu'ici il n'a employé que des canaux internes pour transmettre ses messages insultants..." -"Et à chaque fois, un canal différent !" -"L'enculé. Heureusement pour lui qu'il est hors d'atteinte, parce que je lui collerais bien un balle au beau milieu de son salopard de front, s'il en a un. De toutes façons, il finira bien par crever... par crever seul, perdu dans l'espace. ah ah ah...", partit-il d'un rire sans illusion. -"Pas dit qu'il y passe avant nous. Rien ne dit qu'il n'hiberne pas le plus clair de l'année, quand il ne nous engueule pas..." -"Ouaip, tu l'as dit bouffi... Et en plus, c'est ce qu'il cherche. A crever seul."
Ce qui est amusant dans l'état cristallin, outre l'agitation permanente, ce sont les changements de phase.
-"Tiens, y'a un bon film à la télé, ce soir !" -"Ah ouais ? Encore un de ces navets tournés dans le Pacifique ?" -"Non, pas ce genre de chiotte. C'est <<Le petit prince>>, un vieux truc que j'aime bien revoir de temps en temps." -"Ah ouais, je connais : le plus rigolo, c'est à la fin, quand il rentre sur son étoile, et quand il se rend compte, tout triste, qu'une fleur, ça s'arrose, en principe, sinon... !". Salement pochetronné, L'auteur de cette brève éclata d'un rire gras. -"Pfff, tu ne sais pas ce qui est bon, toi. C'est de la culture, au moins. Bon, alors adjugé, vendu : ce soir, c'est le petit prince sur écran géant !" L'ingénieur manipula quelques boutons, et l'écran principal de la salle de contrôle s'alluma révélant sa vraie fonction depuis vingt ans : une simple boîte à cons !
"S'il te plaît, dessine-moi un mouton !", pouvait-on entendre, mais la voix qui le disait d'un ton goguenard n'était pas celle d'un enfant, pas plus que le visage inquiétant qui venait d'apparaître sur l'écran. -"Merde !", souffla l'un des deux contrôleurs. Sur dix mètres de largeur et cinq de hauteur, l'image de l'habitacle de Leif II se dessinait. L'intérieur était sobre, sec ; un seul écran muni d'un simple clavier, ni chaise ni couchette, pas non plus de dispositif de support vital visible. Le visage de l'occupant en disait long, aussi : maigre à faire peur, cadavérique, osseux, sans poils ni cheveux, aux yeux infiniment sombres et tristes. C'est après un éclat de rire sans joie qu'il poursuivit sa diatribe, d'un trait. "Salut la société ! Pour ceux qui n'auraient pas tilté jusqu'ici, l'émission que vous avez le plaisir de voir ce soir n'est pas <<Le petit prince>>, comme prévu initialement, mais une oeuvre de ma composition. Rassurez-vous, cela ne durera pas longtemps, d'une part pour des raisons bassement matérielles de puissance disponible pour mon émetteur, et d'autre part parce qu'il ne faudra pas trop longtemps à l'administration système des studios pour découvrir et colmater en urgence la faille que j'ai exploitée dans leur sécurité... Alors nous allons faire vite. Qui suis-je ? En un mot : un voleur ! Je suis actuellement et depuis une bonne vingtaine d'année l'occupant et le propriétaire de la sonde Leif II, dont je me suis emparé pour l'employer à mon profit. Jusqu'ici, seuls les responsables du projet Leif II étaient au courant, et j'ai patiemment attendu qu'ils aient les foies d'avouer la chose au public... mais comme il n'en a rien été, j'ai décidé de prendre un peu les devants, histoire de m'assurer qu'ils soient convenablement remerciés, dans tous les sens du terme, pour leur silence, avant leur mort naturelle. A ce propos, je tiens à rassurer personnellement l'un d'eux : comme il peut désormais le constater en même temps que vous tous, j'ai effectivement un front... un salopard de front, même, mais il est bien évidemment hors de question d'y loger une balle !" L'ambiance dans la salle venait de se refroidir brusquement. Les deux contrôleurs échangèrent un regard entendu. -"C'est bien la première fois qu'il nous insulte visuellement ! et apparemment, ce n'est pas un enregistrement, il est bel et bien vivant : il savait que son message arriverait à temps pour remplacer <<le petit prince>> à la télé... Et de plus, il vient de montrer qu'il nous surveille, puisqu'il a répondu à ta remarque sur son front !" -"Par dessus tout, c'est aussi la première fois qu'il envoie un message sur un canal non interne !", s'inquiéta l'autre, "je viens de vérifier, et son émission passe réellement sur le canal public. Chaque foyer, chaque maison peut la recevoir !" Mais l'affreux continuait sur sa lancée, bien décidé à placer tout ce qu'il avait à dire avant d'être coupé. Dans les locaux de la télévision, c'était la course pour tenter de mettre fin au piratage. "Pourquoi vous ai-je fauché le fruit de tant d'efforts ? En bref, parce que j'avais envie de vous faire chier un peu tout en me débarrassant de vous, bande de cafards puants ! Cela faisait déjà un bon moment que vous m'emmerdiez avec votre connerie insondable, vos manières de petits vieux, et que je brûlais de me casser pour là où vous n'ètes pas... Et maintenant que j'y suis, vous ne pouvez pas savoir à quel point ça fait du bien ! Vous ètes dix milliards à vous entasser sur votre planète, et vous en profitez encore pour vous pourrir la vie mutuellement. Pendant trois siècles, vous vous ètes crus revenus au temps des cathédrales, avec une tâche dont seuls vos descendants verraient la fin. Vous réviez d'un orgasme collectif sous la forme de la morne éjaculation qu'aurait été le voyage de cette sonde, telle une goutte de semence dans l'éternité. J'ai décidé que vous ne méritiez même pas ce petit plaisir malsain et égoïste ; l'orgasme, la branlette planétaire, c'est moi qui l'ai, et multiplié par dix milliards, tas de blaireaux ! Que vais-je trouver au bout du voyage ? Je m'en moque à cent pour cent ! Sans doute rien, ou peut-être quelque chose... Ca peut bien être une nouvelle espèce de maquaques psychorigides, je suis sûr que je trouverai leur compagnie moins désagréable que votre haleine fétide... Pour finir, terriens, et mettez-vous bien ça dans la caboche, je vous ai entubés, et bien entubés. Et au cas où se trouveraient encore parmi vous de sombres crétins qui n'auraient pas compris, en clair : je vous hais ! Je vous rôte dans les bronches ! Je vous pisse à la raie et vous chie dans le bec ! Amis de la poésie, bonsoir !" Sur ce, l'émission initialement programmée reprit son cours. Pour la petite histoire, cet instant coïncida avec une scène dans laquelle il était vaguement question d'une rose unique sans être unique... une banalité affligeante, et on appelait pompeusement ce genre de navrance "la Culture".
-<<C'est du sabotage ! Et vous osez appeler ça un conte de fées ? Mais pourquoi avez-vous fait ça ?>> Chhht ! Ce n'est pas fini !
-"Il était particulièrement grossier, ce soir." -"Si tu veux mon avis..." -"On est cuits, je sais. Ca devait arriver un jour ou l'autre, de toutes façons."
-"Les tours !" La clameur sembla monter simultanément de tous les points d'Eurar. Quelque part dans le vieux quartier des Arts, Pierre Nici, le vieux peintre aveugle, se réveilla en sursaut d'un sommeil agité. Il venait de rêver son pire cauchemar. -"Klara ?", appela-t-il, de sa voix chevrotante. -"Grand-Père !", lui répondit une petite voix de fillette apeurée, toute proche. Klara était dans la pièce depuis la veille au soir, pas rassurée du tout par la tournure que prenaient les évènements. Des hautes fenêtres sans volets qui perçaient chaque mur de cet étage, en effet, on pouvait voir la ville, et on ne pouvait se tourner vers nulle part sans tomber sur un spectacle de chaos. -"Klara ! Toi qui es mes yeux, regarde vers le Sud, et dis-moi ce que tu vois !" -"C'est la Colline du Temps, Grand-Père." Un froissement d'ailes de cuir. Un animal ailé ressemblant à un gros rat volant, aux yeux rouges luisants, venait de se poser sur le rebord d'une fenêtre. -"Je sais, la Colline... Mais dis-moi s'il s'y passe quelque chose !" -"L'arbre qui y est apparu hier, et qui était aussi haut que le Ciel, n'est plus là, Grand-Père." Quelques gémissements étouffés. Le démon-chauve souris était rejoint de plusieurs congénères, qui commençaient à se masser aux fenêtres, observant les deux occupants de la pièce. -"Oui, mais... Vois-tu quelque-chose d'autre ?" -"Grand-Père, il y a des animaux bizarres, qui sont arrivés !" -"Sur la colline ?" -"Non, ici ! Tu entends leurs ailes ? Ils n'ont pas l'air très gentils !" -"J'entends leurs ailes, je sens leur souffle !", répondit Nici, agacé, "Mais dis-moi ce que tu vois sur la colline !" -"Les Tours..." -"Quoi, les tours ?" -"Le feu...", balbutia Klara, à moitié effrayée par leurs visiteurs, et à moitié gênée d'apprendre ce qui se passait à son grand-père. -"Le feu ? Elles brûlent ? Toutes les trois ?" -"Toutes les trois." Klara baissa la tête. Elle venait de le dire. -"Toutes les trois..." Le peintre blanchit. Klara savait ce qu'il allait dire. -"Alors nous n'avons plus ni passé, ni présent, ni avenir. Nous ne sommes plus rien. C'est la fin du monde." |