LE JEU

-"Bon, eh bien il me semble que nous pouvons débuter la partie.", remarqua fort judicieusement Xris, "Par quoi commençons-nous ?"

-"Vous déplacerez ce pion de deux cases vers l'avant...", annonça la Centrale.

Xris se saisit de la pièce en question et...

-"Attendez !", l'interrompit-elle, "Que croyez-vous faire là ? Vous ne m'avez pas laissé le temps de terminer ce que j'avais à vous dire ! Vous devez attendre que je vous en donne le signal !"

-"Tiens, pourquoi ?", demanda le musicien, intrigué.

-"Dans ce jeu, on ne peut pas déplacer les pièces quand on le veut. Il faut attendre de savoir si la pièce a le droit de se déplacer."

-"Le droit de se déplacer ? Mais il y a bien des règles qui définissent cela, non ? Pas besoin d'attendre, il me semble..."

-"Il y a bien des règles pour la description du mouvement des pièces, mais aussi une contrainte supplémentaire, incontournable..."

***

Il me semble avoir déjà dit que l'un des phénomènes amusants de l'état cristallin, ce sont les changements de phase. Quant ça se produit, ça peut faire un barouf phénoménal.

Voilà qui tombe à pic : à cet instant précis, sur la Colline du Temps, c'est ce qui se passa pour la statue de Leu.

Le cristal se fendit instantanément selon une ligne de clivage, produisant une sorte de claquement sec, comme un coup de fouet.

Il fut ainsi séparé en deux parties distinctes. L'une tomba dans le gouffre au bord duquel Leu s'était agenouillé, tandis que l'autre restait sur place.

***

Le gouffre était en fait l'empreinte laissée par les racines de l'arbre, n'est-ce pas ? Il était donc naturel qu'il se subdivisât en tunnels secondaires, correpondant aux bifurcations de l'arborescence de ces racines.

L'éclat de cristal tomba donc droit sur le lieu de la première bifurcation. Il y eut un choc sourd. Il se fendit de nouveau, en deux parties égales, chacune poursuivant la chute dans l'un des deux tunnels.

Aux bifurcations suivantes, se produisit par la suite à chaque fois un phénomène similaire : le cristal se brisait net, en autant de parties que le puits comptait d'embranchements.

***

-"Tiens, pas mal, le coup du cristal !", nota Mivi à haute voix, s'adressant à une audience virtuelle, "Comme vous pouvez le constater, il se contente d'emprunter toutes les voies possibles, de la façon la plus directe : simplement en se divisant lui-même en autant d'exemplaires que chaque embranchement compte d'issues."

Un coup d'oeil à l'afficheur :

0.499 999 999 999 999 999 999 999 998 318 441

-"Ah, comme c'est amusant, cela mobilise toute son énergie, semble-t-il, puisque le taux n'augmente pas, pendant ce temps."

***

Roulé en boule et couvert de bleus, Leu termina sa longue descente en débouchant dans une petite salle poussiéreuse et mal éclairée. Le groupe de gardes qui l'attendaient patiemment, avertis par Mivi, avaient déjà formé le peloton d'exécution. Il eut à peine le temps de réaliser que sa course était finie et d'entendre l'ordre de faire feu... Il périt sous l'impact de douze balles en pleine tête.

***

Roulé en boule, épuisé et couvert de bleus au bout de cette longue descente dans le labyrinthe laissé par les racines de l'arbre, Leu déboucha dans une grande salle ronde à l'éclairage paisible. De grandes plantes exotiques et des fleurs magnifiques répandaient leurs parfums, tandis qu'une fontaine en forme de lampe de pierre laissait s'écouler un petit ruisseau qui donnait à l'ensemble un aspect inattendu pour un fond de catacombe. L'endroit était plaisant, et Leu décida de s'y reposer un instant avant de poursuivre.

***

Roulé en boule, énervé, couvert de bleus et d'éraflures à la suite de sa longue descente, Leu déboucha dans une salle haute de plafond et à l'éclairage austère. Sur toute sa surface, des rayonnages contenant des empilements incroyablement denses de livres, cassettes, cartouches de mémoire, ou même de bandes dessinées hors d'âge... La présence d'une bibliothèque, d'une bibliothèque aussi imposante, au fond d'un tunnel creusé à plusieurs kilomètres de profondeur sous la ville le stupéfia. Si bien qu'il ne put s'empêcher de parcourir ses allées, poussé par la curiosité. Il finit par tomber sur la suite d'un bon bouquin qu'il avait parcouru des dizaines d'années auparavant et décida de faire une petite pause pour le lire...

***

Roulé en boule, franchement agacé de répéter partout la même scène et couvert de bleus, il termina sa descente en débouchant dans une toute petite pièce fermée, aux murs couverts d'appareils expérimentaux, faiblement éclairée par une veilleuse verte. Il lui fallut un petit moment pour réaliser que cet endroit était l'un de ceux où il désirait se rendre... Et cela, il le comprit lorsqu'il se rendit compte que les appareils susmentionnés renfermaient, sur toute la surface des murs de ce laboratoire, comme hachée menue, de la matière cérébrale active. Apparemment toute cette installation avait pour objet l'étude approfondie de la bouillie de cervelle qu'elle contenait. Et c'est au moment où il comprit où il se trouvait que le tigre refit son apparition.

***

Roulé en boule et carrément furieux d'avoir à revivre la même scène à répétition, et de surcroît quasi-simultanément partout, Leu acheva sa descente en tombant d'une faille dans le plafond d'une salle blanche, éclairée par une lumière crue et agressive, qui donnait à la salle sa couleur, ou plutôt son absence de couleur. Il se trouvait dos au mur, dans un angle, ce qui lui permit de balayer l'endroit d'un coup d'oeil. Sur le mur à sa droite, un affichage numérique à chiffres rouges. Sur le mur de gauche, ainsi que sur celui qui lui faisait face, une douzaine d'écrans géants montraient autant de visages mi-soucieux, mi-amusés qui semblaient l'observer. Au fond de la pièce, vêtu de blanc, assis sur un fauteuil blanc derrière une table blanche, un personnage d'allure juvénile, chauve, aux yeux bleu acier, le fixait avec un intérêt que ne démentaient pas ses pensées superficielles. Leu nota intérieurement avec surprise qu'il n'avait pas peur de lui, bien qu'il sache qui il était. Cependant, impossible d'accrocher son nom. Comme si ce personnage n'en possédait pas.

-"Bienvenue", lui dit ce dernier, "Peu importe mon nom, tu te rendras vite compte que ce détail est d'importance mineure. Si vraiment tu tiens à me coller une étiquette, tu peux m'appeler Mivi, comme le fait mon entourage actuel."

Remis de sa surprise initiale, Leu concentra son attention sur ce personnage.

-"Je suis venu récupérer quelque chose qui m'a été dérobé..."

-"Oui, je sais, tu es aussi arrivé au bon endroit il y a trois minutes environ." Leu perçu nettement à la surface du mental de Mivi une image retransmise par une caméra de surveillance le montrant dans le laboratoire, en même temps que d'autres projections du réseau vidéo où il pouvait se voir débarquer dans une multitude d'endroits différents.

Tout en prenant l'initiative de réintégrer quelques-unes de ses instances bloquées dans des lieux sans intérêt, il se ménagea une poignée de secondes pour analyser la situation et comprendre à qui il avait affaire.

-"Si je ne me trompe... C'est toi le chef de la Police !"

-"C'est effectivement le boulot que je fais, en ce moment."

-"Enfin je te trouve !", ricana-t-il en allongeant un peu les canines, ce qui lui donnait un vague air de vampire, "Ca va être ta fête !"

-"Oh, probablement !", dit-il de l'air de s'en moquer éperdument, et il s'en moquait en effet éperdument, comme Leu, de plus en plus intrigué, pouvait clairement le lire dans son esprit, "Mais vois-tu, nous devons aussi finir une partie !". Et ça, par contre, il ne s'en moquait pas du tout.

En effet, sur la table blanche, se trouvait un échiquier sur lequel une partie était commencée, tandis qu'un deuxième fauteuil, faisant face à celui de Mivi de l'autre côté de la table, semblait attendre l'adversaire de celui-ci. Leu ne comprenait pas pourquoi, mais il sentait que le chef de la Police voulait absolument continuer la partie en cours avec lui.

-"Tu m'excuseras", dit-il d'un ton ironique, "mais puisque j'avais les blancs, je me suis permis de commencer sans toi !"

***

-"Qu'est-ce que c'est que cette blague ?", grogna Leu, légèrement désorienté, "Le pire, c'est que je peux voir clairement dans ton esprit que tu es sérieux et que cette partie sans intérêt est la seule chose importante pour toi, en ce moment !"

-"Eh bien... Tu as compris, mon petit ! Il faut que je continue d'explorer quelques variations de cette partie... Si tu savais à quel point le reste peut m'ennuyer !"

Leu hallucinait littéralement. L'individu qu'il avait en face de lui baignait dans un univers mortellement ennuyeux, non seulement comme s'il savait à l'avance tout ce qui se passait, mais en plus comme s'il le savait par coeur ! Et pourquoi donc accordait-il tant d'importance à une banale partie d'échecs ? Impulsivement, il se saisit d'un pion et l'avança d'une case.

-"Eh, là !", l'apostropha Mivi, "Que crois-tu faire ? Ce n'est pas aussi simple de jouer à ce jeu", ajouta-t-il en appuyant fortement l'intonation du mot <<ce>>, "Pour que tu aies le droit de déplacer une pièce, encore faut-il qu'elle ait gagné sa propre méta-partie !"

Leu leva un sourcil intrigué vers le visage de son adversaire. Allons donc, voilà que celui-ci réinventait les règles du jeu !

-"Quoi ? Qu'est-ce que c'est que cette histoire de méta-partie ?"

-"C'est que, vois-tu, ce n'est pas une partie comme celles dont tu as l'habitude. Elle est congruente à notre réalité, chaque pièce représente un élément de notre propre jeu."

Leu hésita un moment entre l'éclat de rire, le rire gras et la crise de fou rire. Cet homme était un dément. Il n'y avait pas d'autre explication.

-"Attends un peu, restons calmes et reprenons cette histoire de dingues depuis le commencement, si tu veux bien.", commença-t-il.

-"C'est pourtant si simple à comprendre ! Et le monde est lui-même si plein de monstruosités illogiques, à commencer par toi !"

-"Monstrueux, je veux bien, mais ne m'insulte pas, je ne suis pas illogique !", protesta Leu.

-"Dans le fond peut-être. Mais cela n'ôte rien au fait que tu es complétement fou, comme d'ailleurs presque tout le monde par ici... Et le jeu d'échecs est par essence un jeu de fous, tu devrais donc facilement comprendre ! Par exemple, le pion que tu prenais était congruent à ton ami le musicien."

-"Le musicien ?"

-"Celui qui s'est évadé, après ta capture, et qui a fini par échouer dans une forêt du Monde du Milieu, jusqu'à ton retour."

-"Congruent ?"

-"Tu ne peux pas le déplacer sans qu'il ait lui-même remporté la partie qu'il est en train de jouer."

Leu aperçut Xris par l'intermédiaire d'une vue transmise au terminal interne de Mivi. Celui-ci se trouvait dans la Centrale, à manipuler des pièces de jeu d'échecs.

-"Quelle est cette plaisanterie ?", riposta-t-il, "Qu'est-ce qui m'empêche de prendre ce pion de toutes façons et de le déplacer sur le plateau, hein ?", ajouta-t-il d'un ton de défi.

-"Si tu fais ça, autant arrêter la partie tout de suite, mais ce sera bien dommage, je devrais attendre la prochaine fois."

Leu commença assez curieusement à trouver la situation intéressante.

-"Ainsi donc, pour toi, ce qui se passe sur ce plateau de jeu est plus important que ce qui se passe dans la réalité ?"

-"C'est toi qui me parle de réalité ?" Du coup, c'est Mivi qui éclata de rire, accompagné de la douzaine de visages énigmatiquement hilares présents sur les écrans, "Mais tu sais que tu es un petit rigolo, toi ? La réalité, c'est ce jeu !"

Leu se tapota le front de l'index.

-"C'est peut-être quelque peu exagéré, effectivement", lui concéda Mivi, "et cela ne rend compte qu'imparfaitement de la situation. Toutefois, ce n'est pas faux."

-"Tssk, tssk ! D'abord, le jeu n'est pas fidèle à la réalité.", disant cela, il modifia l'aspect du plateau, qui prit la forme d'une carte en relief du monde d'Eurar, tandis que les pièces se mettaient à ressembler aux éléments qu'elles étaient censées représenter.

-"Tu commets là une faute de raisonnement. Ce jeu et la réalité sont en contact étroit, soit, mais en donnant aux rois notre aspect, tu les rends inutiles, car tu les prives de leur généricité et ils deviennent redondants avec nous-mêmes. De même, tu ne rends plus compte de l'aspect récursif de la situation."

-"Que veux-tu dire ?"

-"Chaque pièce ne peut avancer qu'après avoir réussi son propre jeu. Cela n'a aucune raison de s'arrêter au premier niveau de récurrence. Cela n'a aucune raison de s'arrêter... tout court."

Leu conçut la vision d'une infinité de jeux emboîtés les uns dans les autres, dépendant étroitement les uns des autres. Un pion ne pouvait se déplacer que s'il remportait lui-même une partie du jeu duquel il était un acteur, les pièces de son propre jeu étant elles-mêmes soumises aux mêmes contraintes... Cette vision était bien sûr elle-même récursive... Il en eut le tournis. Mivi accrut encore sa sensation de vertige :

-"Crois-tu qu'il y ait aussi la moindre raison pour que cela commence ?"

L'un des écrans s'éteignit.

***

-"Echec !", annonça la Centrale, tandis que Xris déplaçait pour elle le pion correspondant au mouvement qu'elle avait décidé, arrivée quasiment au terme de cette longue partie, "Attention, toutefois, le système peut encore se défendre de bien des façons. Mais je pense que nous avons pris l'avantage."

-"Tant mieux, alors", répondit un Xris plutôt songeur, "Notez bien que je vous fais confiance, car je ne comprends absolument rien à ce jeu."

Il en était à ces réflexions, observant du coin de l'oeil le bras manipulateur tout en se demandant quand celui-ci se déciderait enfin à jouer son tour, quand une porte coulissante s'ouvrit en chuitant doucement dans le fond de la salle de contrôle.

-"Attention !", cria-t-il à l'intention de la Centrale, "Quelqu'un vient !"

Une jeune femme en combinaison moulante orange fit son entrée. Jeune ? Ah tiens, peut-être pas tant que cela, après tout, se corrigea Xris. Ses traits, quoi que juvéniles, semblaient tirés et fatigués, et sa peau étrangement terne. En fait, nota le musicien, Elle était complètement chauve, pas un poil sur le caillou, ni ailleurs probablement, ajouta-t-il avec l'équivalent intérieur d'un ton grivois. C'était sans doute cela qui clochait...

Ah, oui, cette personne attendait patiemment qu'il ait terminé de la dévisager, avant de lui adresser la parole.

-"Vous jouez très bien. Félicitations.", commença-t-elle. Elle s'avança calmement vers le plateau.

-"Qui... qui ètes-vous ?", demanda Xris, pas très tranquille. La Centrale intervint pour répondre :

-"Elle vient de temps à autres. Je ne sais pas son nom. Elle est l'une d'eux. Impossible de les sentir venir, ils sont comme transparents."

-"Si vous tenez vraiment à me donner un nom", répondit la visiteuse, "alors appelez-moi Elmo. C'est ainsi que mon entourage m'appelle, ces temps-ci."

Ceci dit, elle ôta le bras mécanique de son support et reprit la partie à son compte.

-"Mais...", tenta Xris

-"Il n'y a pas de <<mais>> !", répliqua-t-elle sêchement, "Vous jouez en vous faisant aider, le système de contrôle lu aussi à le droit de se faire aider !"

-"Très juste", remarqua la Centrale.

Xris, au comble de la désorientation, ne put qu'acquiesser.

***

-"Ainsi, tu cherches à savoir des choses ? Toujours les mêmes, en plus, je parie, comme d'habitude... Alors viens chercher toi-même les réponses à tes questions !", se moqua Mivi.

-"Tu veux que je sonde ta mémoire ? Tu es inconscient ! Je ne vais prendre aucune précaution et te ravager !", tonna Leu, tout en plongeant ses tentacules psychiques au coeur de la conscience de son adversaire, qui ne tenta même pas de s'y opposer.

-"Ah ! J'aime ça, comme c'est bon !", ironisa ce dernier, chancelant de douleur, "Allez, viens si tu l'oses ! Viens te perdre dans l'abîme de mes souvenirs ! Ils n'attendent que toi !"

Il ne fallut qu'un court instant à Leu pour réagir : "Crois-tu vraiment m'engluer dans la boue de ta mémoire mécanique ? Qu'ai-je à faire de ces millions de rapports de Police, de ces innombrables alertes enregistrées dans le système d'informations auquel tu es relié ? Non ! Ce que je veux savoir, c'est où, comment, et pourquoi ! Et je le saurai !"

"Tiens, il ne veut pas savoir quand ?", pensa Mivi, amusé, avant de reprendre, afin de ne pas briser l'ambiance, du même ton ringard digne d'un mauvais film d'action :

-"Crois-tu seulement que je m'attendais à ce que tu gaspilles ne serait-ce que trois quarts de secondes à te rendre compte de l'inanité de ce genre de données ? Regarde donc un peu au delà, toi qui cherches à savoir, ose donc une fois encore plonger au coeur de la mémoire de l'individu qui se trouve devant toi !"

Comment pouvait-il garder son calme à la pensée de se faire sonder mentalement, même sachant à quel point cela pouvait être douloureux ? Y avait-il un piège caché ? Cette pensée fit hésiter Leu juste un instant, juste avant qu'il n'attaque de plein fouet une conscience qui pourtant lui était intentionnellement grande ouverte.

-"Tu perds ton temps à tenter d'enfoncer des portes ouvertes, petit !", le taquina l'autre, "Le piège n'est pas là, pose-toi donc les bonnes questions !"

Le piège ? Les bonnes questions ? Leu était en rage ! De quoi ce simple humain voulait-il parler ?

Puis il commença à voir.

***

-"Echec et mat.", reconnut Elmo, avec brin d'admiration, "Vous avez gagné cette partie. Toutes mes félicitations."

Sur ce, elle tourna les talons et se dirigea vers la sortie, sans rien ajouter.

-"Attendez !", l'apostropha Xris, "Vous n'allez pas partir comme ça, sans rien faire..."

Elmo s'arrêta un instant, tourna la tête en direction du musicien,

-"Vous avez gagné la partie. Vous ètes libre de terminer votre mission.",

et reprit son chemin. Mais Xris en était trop interloqué pour ne pas poursuivre :

-"Je veux dire... Après tout, ce n'est qu'une partie de jeu d'échecs ! Enfin, vous me comprenez, non ?"

Pour toute réponse, Elmo fit un signe de dénégation de la tête avant de sortir de la salle de contrôle.

***

"Mais ce n'est qu'un jeu !"
C'est le jeu.

***

Xris resta un long moment à surveiller l'issue par laquelle Elmo avait disparu, espérant la voir revenir, tenter quelque chose pour sauver la centrale... Il ne comprenait pas.

-"Moi non plus, je ne les comprends pas", lui confia alors la Centrale, "la difficulté, c'est qu'il n'est pas possible de lire dans leurs pensées, elles sont trop étranges. J'ai vraiment l'impression qu'ils m'ont physiquement empêchée d'y accéder. Quand j'essaie de fouiller un peu leurs esprits, c'est comme s'ils revivaient éternellement les mêmes situations, ils se contentent de suivre une sorte de mouvement, ce qui fait qu'aucune motivation n'est apparente. On ne sait jamais ce qu'ils ont l'intention de faire.."

-"Hmm... Suivre un mouvement...", Xris se fit pensif, "C'est un peu ce qu'il m'a semblé percevoir. Je ne comprends pas trop, mais c'est vrai que c'est étrange. Si c'est vraiment quelque chose comme ça, alors le fait que cette personne soit partie sans rien tenter d'autre peut peut-être s'expliquer."

***

La partie ayant éte remportée, le plateau de jeu d'échecs s'était escamoté dans la console, révelant un écran ainsi qu'un appareil de lecture dans lequel on pouvait apercevoir un objet tournoyant, faiblement lumineux, comme doué d'une vie propre.

-"Ceci est la console système. Elle permet un accès sans restricion à ma mémoire", annonça la Centrale, "et peut-être même plus."

-"Votre mémoire ? Ce petit disque de cristal ?"

-"C'est sur ce petit disque de cristal qu'en permanence l'intégralité de mes souvenirs, de mes pensées, de mes calculs, sont stockés ou modifiés. Le fait de le retirer du lecteur mettra immédiatement fin à toute activité de ma part. Ce sera ridiculement facile... Et ce sera irréversible."

-"Oh..." Xris ne savait trop que répondre.

-"J'ai une dernière faveur à vous demander."

-"Faveur ? Je vous en prie, dites."

-"Lorsque vous aurez pris le disque, conservez-le et apportez-le à l'Autre. Je veux me retrouver après de lui, même réduite à l'état de souvenir."

-"Où se trouve l'Autre ?"

-"Quelque part vers le haut. Je ne sais pas exactement où, mais l'entrée de la faille se situe non loin de la rangée de turbines 1322, au nord du complexe. Il est peut-être à l'intérieur des limites de notre monde, vous avez peut-être une chance de l'atteindre."

Xris s'approcha de la baie vitrée pour tenter de discerner quelque chose dans cette direction.

-"Je ne vois rien. C'est bien là-bas ?"

-"Je vois ce que vous voyez, ce qui va simplifier les choses. Regardez légêrement sur la gauche... Encore... Encore... Arrêtez. Levez un tout petit peu les yeux... Non ! Revenez légèrement en arrière... Voilà. Vous regardez à présent la bonne rangée de turbines. Elle est reconnaissable au fait que la derniére unité est continuellement en panne, et qu'aucun robot ne vient la réparer."

-"Ah bon ?"

-"C'est parce qu'en fait, elle n'est pas en panne. Ce n'est pas une turbine, mais un simple trompe-l'oeil. Je dois ajouter que ma grande fierté est d'avoir réussi á faire installer cette décoration au nez et à la barbe de mes maîtres !", souffla-t-elle avec un brin de suffisance, "Si vous déplacez ce leurre, vous trouverez dessous un éclairage portatif, ainsi que la commande du mécanisme d'ouverture de la paroi derrière laquelle aboutit la faille. Vous n'aurez alors plus qu'à vous y introduire, monter toujours, et au bout d'un certain temps, que je ne saurais connaître à l'avance, vous devriez pouvoir rencontrer l'Autre... S'il est de ce monde."

-"Mais dites-moi", demanda Xris quelque peu inquiet, "une fois en présence de cet Autre, n'y a-t-il pas un quelconque danger ?"

-"Que voulez-vous dire ?"

-"Je ne sais pas trop, par exemple est-il agressif, son environnement est-il vivable, ou autre chose ?"

-"Pour vous dire la chose avec franchise... Je n'en sais rien."

-"Ah." Xris avait l'air un tout petit peu ennuyé, sur ce coup-là... Mais il se reprit : "Bon, c'est d'accord, je vous promets d'apporter votre disque à votre aimé."

La centrale émit une sorte de sanglot.

-"Merci."

***

-"Bon, eh bien ce n'est pas tout, mais comme qui dirait, l'heure du dîner approche, n'est-ce pas...", plaisanta Xris pour éviter de rajouter à la lourdeur de l'atmosphère.

-"Vous avez raison !", sembla se reprendre, un rien amusée, la machinerie, "Je ne voudrais pas vous mettre en retard, au risque de susciter la jalousie de votre amie..."

"Ma parole, mais c'est qu'elle en rajoute !", se dit Xris, qui sentait venir les larmes aux yeux. La Centrale sembla ravaler un peu de chagrin, avant d'ajouter, sur un ton qui se voulait léger :

-"Allez-y, prenez le disque."

Xris hésita. Et si ce fragile objet se brisait dans ses doigts ?

-"Dépéchez-vous ! Prenez le disque, tant que j'ai encore le courage de me suicider !", implora la Centrale.''

Le musicien n'hésita plus. Mieux valait abréger les souffrances de cet être purement spirituel.

De la main droite, il retira le disque de son unité de lecture/écriture.

La lumière vacilla.

Xris enveloppa religieusement le disque dans un carré de tissu, qu'il déposa dans sa sacoche.

La lumière s'éteignit.

Partout.

Dans le monde entier.

La production de la Centrale venait de s'arrêter. En même temps que sa vie.

A suivre...