STRUCTURE

Seuls les gigantesques condensateurs d'interface externes continuaient à fournir leur électricité, mais se vidaient inexorablement. Partout, où l'instant auparavant le ciel brillait d'une implacable lumière crue, l'éclairage n'était plus qu'une lueur rougeoyante dont l'intensité ne cessait de baisser...

L'incendie de la place du Temple du Temps n'en devenait que plus visible, donnant à la ville d'Eurar une allure de ruine déprimante.

Les trois Tours du Temps brûlaient dans la pénombre. La vision initiale de Xris s'était concrétisée. Il avait terminé sa mission.

***

-"Si tu veux te réintégrer, il va falloir que tu commences par te définir toi-même. Après, c'est très simple, c'est exactement comme lorsque tu instancies une image, à ceci près que tu t'auto-génères.", affirma doctement le tigre blanc, sur le ton de la dictée.

-"Me définir ?"

-"Envelopper d'une pensée l'intégralité de l'information nécessaire pour créer un exemplaire de l'entité en cours de définition. Si tu veux y arriver pour toi-même, il te faudra apprendre un nouveau mot. Un de ces mots qui se contiennent eux-mêmes et qu'on ne prononce pas."

Le Tigre transmit le mot en question à Leu.

-"Quoi... <<Structure>> ? C'est ça, le mot nouveau ?"

-"Non, je t'ai dit qu'on ne prononce pas ce mot !", répondit l'être divin d'un ton presque ennuyé, "Si tu le prononces, en fait, ce n'est plus qu'une séquence phonétique que tu profères, un simple élément du langage parlé courant, dont le sens n'est évidemment plus qu'un lointain reflet très plat de celui que tu dois posséder."

-"Je ne comprends pas."

-"C'est normal, pour apprendre et intégrer ce mot, tu devras te contenir toi-même. Ah, oui, j'allais négliger de t'avertir : ce genre d'exploit n'est pas possible."

-"Pas possible ?"

-"Cela mène, en général, à une boucle infinie."

-"Ah oui, bien sûr...", pouffa Leu d'un air bête, "Donc, si j'ai bien compris, tu te moques de moi, ou bien... Bref : si ce n'est pas possible, comment faire ?"

Le tigre eut cette fois-ci l'air de rigoler un bon coup avant de répondre.

-"Quelle excellente formulation... <<Si ce n'est pas possible, alors comment faire>>... Ah ! C'est à déguster, ça ! Bon, revenons à notre problème immédiat. Effectivement, il est parfaitement impossible de se contenir soi-même, mais comme tu n'es pas aussi bête que tu t'en as donné l'air, tu te doutes bien que nous allons utiliser une astuce, afin de contourner cette petite difficulté."

-"Une astuce ?"

-"C'est cela ; un truc, si tu préfères."

Leu toisa l'apparition du regard avec un rien de doute dans le regard. Le tigre cligna de l'oeil, goguenard, et ajouta : "Le truc, c'est que nous allons fusionner temporairement. C'est une technique très pratique et élégante pour éviter les paradoxes !"

***

Ne vous inquiétez pas, ce n'est que de la magie. Rien de bien grave.

***

-"Il est temps de te mettre au travail, ici, et vas-y franchement, cela ne gênera absolument pas -bien au contraire- les autres exemplaires de toi-même actuellement en activité !"

***

"UNITE 03 - DATE 0291-7770 - RAPPORT AU CONSEILLER MIVI -- ACCROISSEMENT SIMULTANE DE LA DENSITE ET DE LA PRESSION -- TAUX DE CYCLES INCONTROLABLES : UN DEMI MOINS DIX EXPOSANT 32 - EN BAISSE"

"Point de rupture proche", commenta Mivi.

***

Ses pas le ramenaient vers l'entrée principale de la Centrale. Toutefois les couloirs, si lumineux auparavant, offraient à présent que la vie les avait quittés l'aspect gris et terne qu'offrent géneralement les os desséchés d'un squelette.

Xris ne pouvait s'expliquer pourquoi, mais il se sentait le coeur lourd. De la main, il s'assura machinalement que sa sacoche de cuir était bien fermée. A l'intérieur de celle-ci, enveloppé dans un carré de tissu, se trouvait un petit disque de cristal infiniment fragile, comme palpitant d'une douce lumière bleutée... L'âme de la Centrale, en quelque sorte. Un geste avait suffit pour mettre fin à sept millénaires d'une sorte de vie synthétique, une vie de pensée pure. La mémoire de ce monde se trouvait à présent tout entière contenue dans ce petit objet susceptible d'être à tout instant perdu, ou brisé.

Lorsque la Centrale était morte, elle avait pris soin de faire en sorte que toutes ses portes soient, soit ouvertes, soit déverrouillées. Et plus rien ne marquait le chemin, plus aucune activité ne se manifestait à son passage. S'il y avait eu quelque chose à faucher dans le coin, nul doute qu'il aurait pu se tirer avec sans être inquiété.

"Dommage qu'il n'y ait rien à faucher dans le coin", se dit-il pour essayer de s'égayer quelque peu, "j'aurais probablement pu me tirer avec sans encombres."

Sur ce, s'il pouffa intérieurement, vous aussi.

***

Simple humain ? l'étrangeté de la mémoire de Mivi stupéfiait Leu. Ses souvenirs remontaient à loin, beaucoup plus loin que les siens propres, comme si...

-"Tu es un peu vieux, pour ton âge !", lacha-t-il

-"Toi aussi, jeunot !", rétorqua Mivi, "Mais assez curieusement, il m'est impossible de savoir si nos âges sont commensurables. Tu n'es jamais plus âgé que sept millénaires, lorsque nous nous rencontrons, tandis que de mon côté, le temps s'écoule sans fin."

Que racontait-il ? Leu n'osait pas comprendre, et se sentait perdre pied... les souvenirs de Mivi, plus de sept mille ans ? Cela signifiait qu'ils remontaient jusqu'à cette époque extrêmement reculée où le monde était encore jeune, époque de laquelle Leu lui-même, alors enfant, ne conservait qu'une trace très floue. Quant à Mivi...

Leu le vit prendre part au creusement des premiers tunnels, à la construction de la Centrale, puis, de loin, à l'évolution de ce monde... Il le vit changer de nom, d'endroit, de milieu, d'apparence même, chaque fois que son entourage vieillissant commençait à se poser trop de questions à son propos... Il le vit passer les siècles dans un anonymat soigneusement recherché, tantôt ouvrier, tantôt chasseur, tantôt voyageur, tantôt écrivain, puis libraire, et tant d'autres métiers...

Il le vit se décider finalement pour le poste de chef de la Police, seul poste où il serait en mesure de conserver l'anonymat. Il le vit étendre progressivement le pouvoir de cet état dans l'Etat dans le seul but de... le rechercher ! Et ce, avant même de le connaître ou d'entendre parler de lui.

Puis soudain...

-"Menteur !", lui cracha presque Leu à la figure, "ta mémoire est trop précise, tes souvenirs trop nets pour n'être pas inventés !"

-"Ah ah ah ! C'est la meilleure !", répliqua Mivi d'un ton méprisant, grimaçant sous la torture du sondage mental que lui faisait subir le roi-loup, "Soit, si tu préfères te réfugier derrière l'idée rassurante que tout ce que tu vois ne sont des implants mémoriels, alors pense-le ! Mais alors, renonce à trouver la réponse à tes questions !"

-"Les souvenirs s'estompent ! Toujours !"

-"La preuve que non, mon brave. Vois-tu, nous sommes quelques-uns à souffrir de l'absence aussi totale que cruelle de la faculté d'oubli. Si cela ne te plaît pas, sache que pour nous, c'est une souffrance avec laquelle nous avons appris à vivre ! A vivre... longtemps !"

-"Je veux savoir comment tu pouvais connaître mon existence avant même que quiconque entende parler de moi. Je veux savoir pourquoi tu me recherchais, et je le saurais ! Ensuite, je pourrais t'éliminer !"

-"Crois-tu que mes souvenirs s'arrêtent si tôt dans le passé ? Allons, petit, fais un effort, que diantre ! Mais prends bien garde à ne pas tout mélanger, parce que là, ça devient un tout petit peu compliqué."

Et pour cause ! Leu, animé d'une prudence inquiète, se mit à progresser dans le labyrinthe tentaculaire de la mémoire de son ennemi.

***

Allongé au milieu de l'herbe, environné du parfum des fleurs exotiques, Leu écoutait avec délice le doux murmure du ruisseau qui agrémentait cet étrange et inattendu jardin.

"Tiens", pensa-t-il, détendu, "j'y pense soudain... Ce pauvre Xris risque d'être déçu, s'il ne retrouve pas celle qui occupe son souvenir, quand il sera revenu de la Centrale..."

D'un sourire, il se dit que cétait la moindre des gratitudes pour cet ami dévoué.

Soudain, une lueur orangée l'enveloppa, à sa grande surprise, et l'instant d'après, il n'était plus là.

***

Xris émergea du complexe de la Centrale comme on sortirait d'un caveau, séchant des larmes naissantes... "Un peu trop sentimentaliste, tout de même", se gronda-t-il, "Et puis le monde paraît bien noir, à présent. Au propre comme au figuré."

L'extérieur avait changé de façon inquiétante ; pour la première fois depuis des millénaires, l'éclairage s'assombrissait ! La lueur crépusculaire qui éclairait les environs ne cessait de rougir et de baisser en intensité, comme les condensateurs cyclopéens qui alimentaient les photophores n'en finissaient pas de se vider... Il s'écoulerait bien une semaine avant les ténèbres complètes. Et alors, nul besoin de la coûteuse installation d'Eurar pour que le monde entier connaisse, à son tour, la nuit, et pour toujours.

Les ténèbres envelopperaient tout lieu et plus rien même ne permettrait de savoir s'il existe un ciel.

C'est sur cette pensée que le musicien aborda la hauteur qui avait été, des jours durant, son poste d'observation. Son absence n'avait duré que quelques heures, mais sans pouvoir se l'expliquer, il s'inquiétait. Il avait l'impression d'être parti depuis bien plus longtemps. Et si Alexia était partie ? Il hâta le pas, soudain anxieux.

-"Xris !", entendit-il au loin, tandis qu'une petite avalanche de cailloux se déversait dans sa direction. Sa voix lui fit l'effet d'une pointe dans le coeur.

-"Alexia !", lui répondit-il, ignorant les gravillons rougeâtres qui pleuvaient, "Me revoici ! Il n'y a plus de danger, tu peux venir !"

-"J'arrive !"

***

Leu parvint à localiser le souvenir de Mivi le capturant pour la première fois, du moins lui sembla-t-il. Il tenta d'interprêter le complexe émotionnel associé afin d'essayer de trouver l'embranchement vers les motivations sous-jacentes. Il se vit, onze ans auparavant, ne comprenant pas pourquoi on lui avait fait une telle chasse ni pourquoi on avait ravagé son monde intérieur/extérieur. Il vit de l'extérieur l'équipe chirurgicale chargée de prélever son cerveau, il assista avec un horrible luxe de détails à sa propre dissection, suivie de l'intégration de sa cervelle, lamelle par lamelle, fibre par fibre, presque cellule par cellule, à un appareillage d'expérimentation et de mesure auquel Mivi semblait accorder une importance extrême... L'appareillage portait un nom : l'unité 03.

Mais pourquoi Mivi lui donnait-il tant d'importance ? La raison semblait si fondamentalement ancrée dans le psychisme de son adversaire que Leu ne trouva pas de lien direct vers celle-ci. Il lui fallait donc balayer tout autour de cet ilot mémoriel solide pour chercher ; et rechercher une accroche dans ce milieu presque liquide s'annonçait particulièrement difficile...

Il y avait aussi d'autres "unités", qui semblaient jouer un rôle, bien que secondaire, dans le jeu de Mivi, mais Leu était bien trop pressé de savoir ce qu'il en était des expériences sur son système nerveux pour se perdre dans d'autres directions. Il se promit d'y revenir juste après, histoire de ne pas laisser une chance de s'en sortir à l'autre, au cas où...

Il fouilla ainsi méthodiquement l'espace mémoriel dans lequel il s'était engagé jusqu'au moment où il eut la curieuse impression de revenir sur ses pas. Non, en fait, ce n'était pas exactement revenir en arrière, mais c'était plutôt la sensation de revenir au point de départ sans jamais avoir fait demi-tour.

Il retourna d'où il était parti afin de s'assurer qu'il n'était pas, à son insu, tombé dans une sorte de chausse-trappe, une association ancrée qui l'aurait fait passer d'un souvenir à l'autre sans solution de continuité... Mais il s'aperçut au contraire qu'une route nette passait d'un ilot à l'autre, et surtout que les deux ilots étaient identiques !

Non, finalement, il dut se rendre à l'évidence ; çà et là des détails sans importance au premier abord faisaient de ces deux agrégats de souvenirs des empreintes de deux situations différentes, et non des doublons. D'ailleurs, se dit-il, cela aurait été la première fois qu'il aurait eu affaire à une mémoire auto-redondante aussi parfaite.

La voie joignant les deux situations était précise, même si elle n'était pas immédiatement évidente. Après l'avoir bien définie, Leu réalisa qu'elle se prolongeait de part et d'autre de chacune de ses extrêmités. Voilà qui aiguisa fortement sa curiosité. Tant et si bien qu'il se dédoubla à nouveau afin d'explorer simultanément les deux directions...

A chaque bout, à sa grande surprise, il trouva un nouvel exemplaire presque parfait de la même réminiscence, et la route continuait encore.

Bien sûr, toute cette exploration se passait à une vitesse qui paraîtrait incroyable, si on ne prenait pas garde au fait qu'atteindre un lieu en pensée ne prend guère de temps. C'est ainsi que Leu finit rapidement par avoir l'impression de se trouver sur une voie ferrée dont toutes les gares seraient quasiment identiques, dans cette chaîne de souvenirs.

Mais cette impression devint rapidement suffocante, tant Leu ne voyait pas la fin de la voie, ni dans un sens, ni dans l'autre. Pourtant il savait qu'à un bout devait forcément se trouver la réponse à ses questions. Il avait de plus en plus l'impression d'être piégé entre deux miroirs en vis-à-vis...

Piégé ?

-"Tu tentes de m'engluer dans je ne sais quelle boucle ! Est-ce là ton piège ?"

-"Il n'y a pas de boucle. Là est le piège, gamin, car tu ne peux même pas le concevoir.", Mivi parlait lentement, douloureusement, supportant avec un courage admirable le curetage mental auquel il était soumis. "Imagine-toi que chacun de ces souvenirs correspond à un instant réellement vécu, et tente seulement de calculer combien de temps cela représente !"

Leu compta rapidement ; jusqu'à présent il avait balayé l'équivalent de plus de 160 millions d'années sur la même chaîne de souvenirs, et celle-ci ne semblait toujours pas se décider à montrer le commencement du bout de sa fin...

-"Non, là, tu exagères ! Personne ne peut vivre si longtemps ! sept mille ans, d'accord, à la rigueur : c'est mon cas personnel, mais des dizaines de millions d'années !..."

-"Tu es bien loin du compte, petit.", répondit Mivi d'un ton amusé et quasi paternel, "Et dis-toi bien que je me souviens parfaitement de chaque détail. Toi, tu oublies toujours !"

-"Que veux-tu dire à la fin ?"

-"Tu n'as qu'à mieux rechercher ! Fais acte d'intelligence ! Je ne récompense jamais la stupidité !"

Franchement énervé par la tranquille assurance de Mivi, Leu posa son coude gauche sur la table et pointa l'index en direction de l'oeil droit de Mivi.

-"Je vais le savoir avec ou sans ta coopératon d'ici à peine quelques secondes, et alors je commencerai par te crever les yeux, l'un après l'autre... De toutes façons, tu a bien assez vu de choses dans ta soi-disant longue vie !"

De l'index pointé vers le globe occulaire de son ennemi, Leu commença à faire lentement pousser une griffe noire, dure et malodorante...

***

Absorbé par cette lecture passionnante, Leu se faisait une joie de déguster enfin la suite de ce vieux livre, qu'il avait trouvée dans la bibliothèque souterraine.

"Encore un chapitre", se dit-il avec un brin de déception, "dommage que ce soit si court, parce que..."

Il n'eut le temps d'achever, ni sa phrase, ni le livre ; une intense lumière orangée l'enveloppa, et il disparut.

***

C'est à mi-pente que les deux amoureux se retrouvèrent et s'enlacèrent. Passons sur des détails somme toute de maigre importance pour les retrouver plus tard, dans les bras l'un de l'autre, au sommet de la colline surplombant le complexe énergétique.

-"Où sont les autres ?" finit par demander Xris à son aimée.

-"Partis, sans doute."

-"Sans doute ?" Etonné par la réponse, Xris eut soudain comme un doute et fixa intensément alexia... Franchement étonné alors, il lui demanda : "Alexia, comment se fait-il que ta mémoire s'arrête au moment de mon départ pour reprendre à mon retour ?"

-"Ma... mémoire ?" Elle semblait gênée.

-"Oui, j'ai l'impression qu'il y a un grand vide en toi pour la période pendant laquelle je n'étais pas ici. Est-ce que je me trompe ?"

-"Non, tu as raison, c'est vrai : je ne me souviens de rien, si ce n'est d'une longue attente dans un état indéterminé, entre le moment où tu es parti et celui où tu as reparu au pied de la colline..." Elle avait l'air vraiment troublée par cette découverte, autant que son amoureux lui-même.

Puis Xris eut comme une inspiration.

-"Alexia, sais-tu où pourraient se trouver tes deux soeurs, en ce moment ?"

Alexia tenta en vain de répondre. Elle comprit alors où Xris voulait en venir. Tous deux se regardèrent longuement, hésitant entre les larmes, le rire ou toute autre manifestation émotionnelle. Ce fut elle qui brisa ce silence :

-"Xris, je crois bien que je ne suis plus liée à mes deux soeurs !"

-"J'en ai moi aussi comme l'impression. Il a dû se passer quelque chose pendant que je n'étais pas là. Quelque chose qui a fait que je t'ai retrouvée ici, seule, inchangée, mais légèrement différente."

-"Inchangée ? Mais différente ? Comment cela ?"

-"Tu es comme dans mon souvenir, mais... Je ne sais pas, j'ai l'impression que tu es mieux encore qu'avant ! Les souvenirs embellissent toujours un peu, mais justement, toi, c'est comme si tu avais embelli en même temps que mon souvenir... Comme si..."

-"Et si en fait, j'étais ton souvenir ?", hasarda-t-elle timidement, "Cela changerait-il quelque chose pour toi ? m'aimerais-tu encore ?"

-"Si tu étais en fait le souvenir que j'avais encore il y a peu en moi ?"

-"Peut-être... M'aimerais-tu encore ?"

Pour toute réponse, Xris l'embrassa.

***

<<Je serai éternellement amoureux de la fausse image que je me faisais de vous.>>

***

Comme dans un rêve, Leu entendit la voix du tigre, à la fois en lui et en dehors de lui. Comme le tigre lui parlait, il avait la curieuse impression de deviner avec un brin d'avance ce qu'il disait, comme si, d'une certaine manière, au milieu de cette sorte bouillie de paroles, de remarques et de questions entremêlées, c'était lui qui parlait.

"Non, ce n'est pas [moi/toi/latéral] qui [parler] !", [se/lui/réflexif?/réciproque!] [dire] {à définir}[il/Leu/Le tigre] soudain, "[je/tu/latéral] le {nécessaire} [comprendre] et que [je/tu/latéral] le [comprendre] vraiment. [je/tu/latéral] ne [faire] ici que jouer le rôle de catalyseur en étant associé à [moi/toi/latéral], d'une certaine manière, pour rendre possible [ma/ton/réflexif?/réciproque!] {à définir}{réflexif}[définition]. Cependant, cette association ne durera pas plus ! [je/tu/latéral] {nécessaire}[comprendre] que [je/tu/latéral] [être] distinct de [moi/toi/fusion/latéral], même si à cet instant précis, et à cet instant précis seulement, [je/nous/fusion/réciproque?] {restriction}[être] en pratique une seule entité !"

Leu se trouva à marcher vers le centre de la pièce, avec une difficulté croissante, un peu comme s'il avait à se déplacer dans une énorme masse cotonneuse. Une partie de lui ne comprenait absolument pas ce qui se passait, tandis que l'autre le savait parfaitement. C'est peut-être [cette autre partie/le tigre?] qui reprit ce qui n'était plus qu'un monologue :

"Tout est ici. L'intégralité des éléments physiques constituant [ma/ton/latéral] {à définir}{indivisible}[unité]. Il ne reste plus qu'une seule chose à faire, et [je/tu/fusion] en [posséder] le pouvoir... {à définir}[je/tu/fusion/réflexif!/réciproque!] en {passé/présent}[posséder] le pouvoir depuis {à définir}[toujours] ! {à définir}[Je/tu/fusion/réflexif!/réciproque!] [pouvoir] créer et détruire les êtres imaginaires, mais {impératif}[savoir] que ceci n'est qu'un aspect d'un tout plus vaste. [je/tu/latéral] [être] [mon/ton/latéral/réciproque!] {à définir}[prédateur]. Les images ne sont rien d'autre que des réels orientés différemment dans l'{à définir}[espace des phases], et cela, [je/tu/fusion] le {futur proche}[comprendre] bien assez tôt. La conséquence est que [je/tu/fusion?] [pouvoir] en fait tout aussi facilement {à définir}[créer] des {à définir}[êtres] auxquels dans ce monde on donnerait le qualificatif de <<reéls>> ! Il [me/te/nous/fusion] suffit, comme pour les êtres imaginaires, de posséder en [moi/toi/nous/fusion/latéral?] leur {à définir}{intégrale}[définition]."

Leu se trouvait à présent presque au centre de la pièce, et se trouva à lever la main droite, avec un effort disproportionné. La circuiterie qui tapissait les murs de cette salle renfermait chacune de ses fibres nerveuses, comme une sorte d'écorché de mauvais goût. S'il lui était possible, l'espace d'un instant, de posséder en lui toute l'information décrivant son être, il lui suffirait d'un effort ridicule, à en croire le tigre, pour se recréer, complet...

"Exactement, c'est bien ça ! A une nuance près : {{surfusion}!{cristallisation}}[je/tu/nous/fusion] ne {restriction}{nécessaire}[redéfinir] la partie du système que {intégration}[nous/fusion] [former] qui correspond à {provisoire}{définition}[Leu/Source-loup] ! Cela, {{structure}[[nous/fusion]/[Leu/Le tigre]]}{possibilité}[contenir], n'est-ce pas ?"

Et pour bien enfoncer le clou, il ajouta :

"{{{structure}{[{définition}[Leu]/{structure}[fusion]/{indéfini}[Le Tigre]]}}[structure]}[intégrale]"

C'était évident ! Et si facile ! En un éclair, Leu vit... Leu, comme dans un étrange miroir, complet, lui faisant face, sa main droite touchant sa main droite, avant de tomber en poussière.

C'était évident ! Et si facile ! Leu venait de voir... Leu, comme dans un étrange miroir, la tête vide et la cervelle étalée sur les murs, sa main droite touchant sa main droite, et puis cette vision était tombée en poussière.

-"Structure", dit-il a haute voix, pensif, mais le mot qu'il venait d'apprendre était bien plus que ce son articulé. Il contenait son propre sens, tout comme il était parvenu à se contenir lui-même.

Le tigre se trouvait de l'autre côté du laboratoire, il semblait sourire. Il disparut.

Leu aussi, à sa grande surprise, disparut dans un halo de lumière orangée.

***

L'affichage sembla hésiter, trembloter légèrement, puis sembla se décider pour une valeur clignotante :

0.499 999 999 999 999 999 999 999 999 999 999

-"Limite de résolution numérique", pensa Mivi comme pour se donner une contenance.

***

-"Je commence quelque peu à m'ennuyer avec tes souvenirs à répétition qui n'en finissent pas, alors on va accélérer un peu le mouvement. A présent", commença Leu d'un ton inquisiteur, "parle-moi un peu du commencement... Allons-y franchement, toi qui prétends te souvenir de tout, parle-moi de ton enfance."

"Pas bête, en effet", commenta Mivi à l'intention de l'assistance, toujours aussi attentive que silencieuse, "il essaye de retrouver les racines de cette chaîne mortellement ennuyeuse en forçant l'évocation de quelque chose de bien antérieur, comme d'ailleurs assez souvent... On va rigoler."

Ce sur quoi il déclara, à l'intention de Leu :

-"C'est exact, je me souviens aussi de ma propre naissance, que je vais évoquer à l'instant, ce qui ne manquera pas de t'assommer un bon coup, et vais même en prime t'offrir l'intégrale de mes vingt premières années, pour bien t'achever  !"

Leu esquissa un demi-sourire, comme il perçut aussitôt les souvenirs évoqués... Mais son sourire n'eut pas le temps de finir de prendre forme, et se crispa tel quel.

Il frissonna de terreur. Hurla de panique.

Mivi éclata d'un rire sardonique.

Puis tout se passa très vite et prit place dans l'infime instant nécessaire à Mivi pour déplacer sa main gauche vers son roi.

Sur la colline du temps, ce qui restait du cristal sembla exploser en une gerbe de lumière et de couleurs aussi violente que silencieuse et disparut, en même temps que toutes les créatures de Leu qui n'y étaient pas encore intégrées.

Au même moment, sa griffe transperça l'oeil droit de Mivi. Comme dans un mauvais gore, un flot d'humeur vitreuse et de sang mélés se répandit tout autour, accompagné, est-il seulement besoin de le préciser, de force glougloutements et bouillonnements du plus bel effet artistique. Mivi n'en manifesta toutefois ni douleur, ni emotion, esthétique ou autre.

La main gauche du chef de la Police abattit son roi sur l'échiquier.

Incontinent, Leu fut enveloppé d'une intense lumière orange et se dématérialisa. Il se passa juste assez de temps pour que Mivi puisse accrocher du regard son air surpris.

Il y eut un grand silence.

Dans cette salle, dans le complexe souterrain, mais aussi plus haut, dans toute la ville d'Eurar, transformée en immense charnier plongé dans les ténèbres.

Près de deux habitants sur trois de la plus grande ville de monde ne respiraient plus. Et les autres n'osaient pas encore respirer.

Ne restait plus dans la salle blanche que Mivi, le visage dégoulinant de sang, l'orbite vide, mais l'air apaisé. Il poussa un soupir de soulagement sonore.

La partie était finie.

***

"UNITE 01 - DATE 0291-7778 - RAPPORT AU CONSEILLER MIVI - TOUS SYSTEMES NUCLEAIRES D'ALIMENTATION ELECTRIQUE DE SECOURS OPERATIONNELS - FONCTIONNEMENT A 100 %"

"UNITE 02 - DATE 0291-7779 - RAPPORT AU CONSEILLER MIVI - CONDENSATEUR PRINCIPAL DECHARGE ET COUPE - DISTANCE VERTICALE REALISEE : 5 KILOMETRES - MISSION ACCOMPLIE"

"UNITE 03 - DATE 0291-7779 - RAPPORT AU CONSEILLER MIVI -- TAUX DE CYCLES INCONTROLABLES : 100 %, SUJET EVADE - NUMERISATION DE LA DERNIERE MINUTE D'ACTIVITE REALISEE A 1,6 % SELON ESTIMATION DU MODELE EXPONENTIEL - RESSOURCES INSUFFISANTES APRES LES 59 PREMIERES SECONDES - EXPERIENCE TERMINEE"

A suivre...