L'OCEAN |
-"Qu'est-ce que c 'est ?", demanda Alexia à son aimé, qui venait de déballer le contenu de sa sacoche. -"Ce disque ?", répondit-il, "C'est la mémoire de la Centrale, son âme, même, peut-être. Quand je l'ai ôté de son support, elle est morte.", ajouta-t-il avec comme un sanglot dans la voix, "Elle m'a fait promettre, avant de trépasser, de l'apporter à l'Autre." -"L'Autre ? Qui est-ce ?" -"C'est probablement une autre machine, située très loin d'ici, vers le haut, c'est du moins ce qu'elle supposait. D'après ce qu'elle m'a raconté, il étaient amoureux distants... Depuis des siècles, sans jamais se voir, ils échangeaient des messages dans un code à eux. La Centrale était devenue amoureuse de lui, et aurait voulu pouvoir le rejoindre." -"Quelle triste histoire ! Pauvre Centrale !", répondit-elle avec une sincère compassion, "Il faut absolument respecter ses dernières volontés, nous ne pouvons pas les laisser séparés à jamais !" Xris lança un oeil de travers à Alexia : -"Es-tu sérieuse ?" -"Et toi, es-tu sérieux ? Tu as promis, n'est-ce pas ?" -"Oui, j'ai promis, mais.." -"Alors il faut tenir ta promesse ! Par où faut-il aller ?" -"Cela risque d'être un long voyage... Je ne sais, ni combien de temps il durera, ni si nous en verrons le bout, ni si nous pourrons survivre là-bas !" -"Mais la Centrale a dû t'indiquer le chemin, n'est-ce pas ?" -"Oui... Enfin, le début du chemin, c'est tout... On peut très bien se perdre, par la suite !" -"Eh bien, nous verrons bien ! Bon, par où faut-il commencer ?" -"D'accord", Xris s'avoua vaincu. Après avoir réfléchi quelques instants : "Il faut d'abord repasser par la Centrale, où se trouve un stock de provisions de guerre, qui risquent de nous être bien utiles. Ensuite, l'entrée de la faille se situe sur la zone de production." -"Parfait, en route !", partit Alexia d'un ton décidé, prenant Xris par la main.
-"Alors, Mivi ?", s'enquit Chen, à demi moqueur, depuis son écran, duquel, accompagné des autres immortels, il avait tout observé, gardant un silence poli, mais patient. Mivi, quant à lui, se remettait sans se presser de sa rencontre avec Leu, et épongeait tranquillement à l'aide d'un mouchoir la bouillie sanguinolente qui suintait de son orbite gauche, à présent vide. -"Allez, parle, que diable ! Nous n'avons pas accès à ton terminal, nous autres, vieux !", rajouta Hota, aussi impatient que les autres. -"Evite d'invoquer le diable quand tu t'adresses à moi, d'abord, tu seras gentil", répondit calmement Mivi, "et puis ne soyez pas si pressés, allons ! Nous avons attendu sept mille neuf cent soixante trois ans, cinq mois, quatre jours, deux heures et un peu moins de vingt minutes, ce ne sont pas quelques secondes supplémentaires qui vont vous faire perdre patience, tout de même !" -"Oui", intervint Elmo, qui venait de rentrer de la Centrale, "mais tu sais qu'à partir de maintenant nous sommes dans une zone indéfinie, et que les conditions peuvent changer d'un instant à l'autre. Tout le monde se souvient de la fois où nous avons à peine eu le temps de respirer !" Mivi approuva d'un hochement de tête, ce qui eut pour effet annexe de faire gicler un peu plus de sang hors de sa blessure béante. -"Bien, concernant Leu, comme d'habitude, ou presque, je l'ai éjecté avant qu'il ne me mette hors-jeu..." -"On te connaît, tricheur !", se moqua Chen. Les autres en rirent volontiers. -"Tricheur, moi ? Non môssieur, je respecte les règles... de mon jeu, c'est tout", protesta Mivi d'un air faussement coupable, sur le ton de poursuivre la plaisanterie, "Vous ètes bien contents, quand je suis encore capable d'articuler pour discuter avec vous, n'est-ce pas ?" -"Meuuuh oui, vieux !", le gourmanda Hota, "Nous sommes d'accord, c'est toujours toi qui te fais charcuter, au bout du compte, par l'abomination du jour ! Bon, allez, cesse un moment de nous faire du boudin et mets-toi à table !" Mivi fit un grand sourire à ses amis, qui le lui rendirent bien. C'est vrai que, dans le fond, il aimait bien se faire plaindre, tant il était vrai que ce n'était pas particulièrement agréable d'être à chaque fois seul à se faire à moitié démolir, autant que de se souvenir jusqu'au plus infime détail de chaque séance de torture qui lui avait été infligée. -"Vous remarquerez que cette fois-ci, il n'a pas eu le temps de griller mon appareillage informatique, ou bien il n'y a pas pensé...", attaqua-t-il, -"En parlant de ça, tiens", l'interrompit Hota, "Tu peux nous dire ce qui l'a fait carrément faire dans ses frocs, quand il a lu dans tes vieux souvenirs d'enfance ?" Mivi eut un sourire un coin, partagé par Elmo, et fit mine de ne pas avoir entendu : - "Les résultats de l'expérience sont donc..." C'était comme une remise de prix. Les autres eurent l'étrange réflexe de se rapprocher de leur propre écran de téléconférence, comme pour mieux écouter. Mivi reprit : -"La dernière fois, nous avions loupé la presque totalité du processus, pour cause de fréquence d'échantillonnage insuffisante... Et cette fois-ci, si j'en crois les relevés de 03..." Il marqua intentionnellement une pause sadique de trois secondes, histoire de bien faire baver ses compagnons, avant de poursuivre : -"... cette fois-ci, ce sont carrément les ressources qui manquaient. Il nous manque toute la partie intéressante. Le reste, on s'en doutait déjà." On pouvait palper la déception. -"Ah merde", lâcha Hota, "On va encore devoir patienter dix mille ans ou presque pour connaître le fin mot de l'histoire ?" -"Tu l'as fait exprès, je parie, gros salaud !", gloussa Chen, "Mais dans le fond, je me demande si tu n'as pas eu raison..." -"Je ne l'ai pas fait exprès, juré ! Craché !", protesta Mivi en joignant le geste à la parole (tiens, au passage, il n'y avait pas de sang dans sa bouche). "Si je mens... Oh non, rien, j'y suis déjà de toutes façons." Ce qui fit rire toute l'assemblée. Elmo conclut de sa voix douce et fatiguée : -"Dans le fond, comme disait Chen, c'est vrai : si nous résolvions ce mystère trop vite, c'est sans doute toute la vie qui deviendrait d'un ennui... mortel !" Ce fut la crise de fou-rire générale.
Une tonne d'eau saumâtre, au goût ferreux, se précipita dans ses voies respiratoires. En même temps qu'il se trouvait ainsi asphyxié, Leu fut écrasé par une pression gigantesque. Les ténèbres étaient complètes, et il faisait soudainement terriblement froid. Il eut juste le temps, par réflexe, de faire gonfler une bulle d'air tout autour de lui, avant de s'évanouir.
-"Bon, on continue ?", demanda Mivi aux autres. Question de pure forme, évidemment, car il était normal de passer à la suite. -"Bah ma foi", répondit Hota d'un ton las, "Puisque nous y sommes, dans la fange, autant nous y vautrer joyeusement !" -"Allez", ajouta Chen, "Envoie l'addition, qu'on connaisse le score, pour cette fois !" -"Vous ètes tous prêts à entendre la douloureuse ?", poursuivit Mivi, "Bon, alors vos impôts seront... de sept cent millions de morts pour la seule ville d'Eurar, chiffre en constante hausse au fur et à mesure que les rapports parviennent. Principales causes de décès, taux arrondis au pourcentage le plus proche : assassinat 89%, panique/effet de foule 7%, suicide 2%, autres causes 1%" -"Bravo !", entonnèrent en choeur Chen et Hota, "et tout ça en moins de vingt-quatre heures !", continua le second, "Nous aurions presque pu produire de l'électricité avec la chaleur dégagée par l'effort collectif fourni par cette armée d'assassins, si nous avions pensé à positionner des collecteurs thermiques !". Le pire, c'est qu'ils avaient l'air de le regretter sincérement, d'avoir oublié. -"Attendez, ce n'est pas fini !", renchérit Mivi en rigolant, "Mon monument favori, le Temple du Temps, réduit en cendres..." -"Oh, le pauvre !", se moqua Hota, "On lui a cassé l'horloge du village !" -"Tu n'es pas gentil !", protesta Elmo en éclatant de rire, "Ce truc ridicule est peut-être la seule oeuvre d'art à laquelle Mivi accorde de la valeur !" -"Yep", confirma Mivi, "C'est à croire qu'il en garde la mémoire ! Quasiment à chaque fois il me le fout par terre ! S'il se cantonnait à simplement bousiller la Centrale !..." -"Tiens, au fait, puisque tu en parles...", remarqua Chen. -"Comme d'habitude", répondit Mivi, "la pile 01 prend le relais pendant dix ans, le temps de remettre en route la grosse Bertha. Une goutte d'eau dans l'océan de l'Eternité." -"Rien de nouveau, donc", bailla Chen, "rien que du classique." -"Rien de nouveau, en effet", reprit Mivi, pensif, tandis que le monde se dissolvait autour de lui...
Trois mois auparavant, la Station Deux avait quitté l'orbite terrestre à jamais, pour prendre la direction de la planète Mars. Il faudrait attendre environ six mois supplémentaires avant qu'elle n'atteigne son but. L'Océan Pacifique était exceptionnellement calme, une mer d'huile entourait l'île sur laquelle, des dizaines d'années auparavant, le cataclysme s'était produit. L'île n'avait pas changé. La seule chose qui différait peut-être, c'est que personne n'osait plus l'approcher à moins de cent miles nautiques. De toutes façons, son intérieur était toujours aussi impénétrable aux regards des êtres vivants, comme à ceux des instruments de détection. Chacun se souvenait encore, comme d'un mauvais rêve, de la gigantesque lame de fond soulevée par l'explosion du missile à antimatière, de ses conséquences désastreuses pour tous, excepté pour cet étrange îlot perdu. Et puis ça remit ça. Soudainement. C'est comme si le missile était revenu du néant, oubliant qu'il avait déjà explosé ; l'explosion se reproduisit, à l'identique. Et bien évidemment le monde, terrorisé, ne put ignorer cet évênement.
-"Rien de nouveau, en effet", se dit Mitch Viktor en ouvrant les yeux. Les yeux. Il se releva sur sa couchette, trempé de sueur. Le calme régnait alentour, c'était la période de "nuit", les lumières de bord étaient éteintes, et seuls les hommes de quart veillaient encore, au milieu de et océan de vide. La Station Deux avait quitté l'orbite terrestre, pour toujours, trois mois auparavant. Il faudrait attendre encore six mois avant que les lois de la mécanique céleste, aidées de deux corrections de trajectoire à des instants précalculés, la fassent parvenir à sa destination, la planète Mars. Il n'osa pas allumer immédiatement sa lampe de chevet, de peur de briser le charme de cet instant précieux. Il écarquilla les yeux -les yeux- dans le noir de sa cabine, encore engourdi d'un sommeil qui s'était abattu sur lui l'instant auparavant, ou bien plusieurs heures avant, ou bien très loin dans le passé, ou l'avenir. Tout en s'abandonnant à cet instant unique si souvent, et pourtant trop rarement, répété, il se leva et se dirigea vers l'ouverture de la salle de bains. Il n'avait aucun besoin d'éclairer pour cela, tant il connaissait la topographie des lieux par coeur. Deux coups furent très discrètement frappés à sa porte. Il dressa l'oreille. -"Mitch ! C'est Eleana", murmura une voix venant de l'autre côté. Mitch esquissa un geste pour manoeuvrer le volant d'ouverture, mais se ravisa aussitôt. Il marcha vers sa table de travail, alluma sa lampe de bureau, ce qui eut pour effet d'éblouir momentanément ses yeux -ses yeux-, et se saisit d'un stylo feutre qu'il savait traîner là. Après avoir inscrit quelque chose au creux de la paume de sa main gauche, il se dirigea de nouveau vers l'entrée. La jeune femme qui entra par la porte entrouverte était aussi nue que lui, mais aucun des deux n'y prêta attention. Au lieu de cela, elle lui présenta un carré de papier plié qu'il se hâta de prendre de la main droite, tout en lui présentant la paume de son autre main. -"Ca correspond encore !", souffla-t-elle, comme soudainement libérée d'un grand poids. -"Exact !", confirma-t-il du même ton, après avoir comparé le nombre inscrit sur le papier avec celui qu'il avait écrit dans sa main, "Nous sommes encore synchrones !" Les deux personnages se regardèrent alors avec l'air de s'éveiller d'un long cauchemar. Mitch Viktor attira Eleana Moltke tout contre lui et referma silencieusement la porte de la cabine...
La bulle finit par crever la surface et se fondit dans l'atmosphère ambiante. Aveuglé par une lumière d'une intensité qu'il n'avait jusqu'alors jamais connue, Leu acheva sa montée en chandelle par un vol plané de plusieurs mètres, avant de retomber dans la mer. Choqué, engourdi, désorienté, il ne surnageait que difficilement et manquait de se noyer à chaque seconde. Un air froid aux senteurs inconnues lui fouettait le visage, tandis que les vagues le malmenaient et achevaient de le rendre malade. Il était arrivé au beau milieu d'une tempête. N'ayant pas la force de nager plus longtemps, Leu forma un radeau sur lequel il s'arrangea pour se trouver allongé... Puis le transforma en barque pour éviter de tomber à cause des vagues. Après une brêve période d'inconscience, il émergea un instant du brouillard, sa barque ayant méchamment pris l'eau, en pensant qu'il serait bien plus sécurisant de se trouver sur une frégate dotée d'un équipage. Bien évidemment, l'embarcation suivit cette pensée, et Leu se retrouva allongé sur le pont d'un magnifique navire flambant neuf. Epuisé, il referma les yeux et s'enfuit vers un sommeil agité.
-"Pourquoi restes-tu toujours ainsi, des heures durant, à observer Mars par le hublot, Mivi ?", lui demanda-elle -"Ne m'appelle plus Mivi, Eleana", répondit doucement Mitch Viktor -"Prouve moi que tu n'es plus Mivi", répondit-elle sur un ton taquin. -"Je ne le suis pas encore, plutôt ! J'ai bien récupéré mon oeil, non ?", rétorqua-t-il sur le même ton. -"Mais à part ça, tu n'as guère changé, mon chéri." -"Je ne peux pas avoir changé, voyons, car pour le moment tu sais bien que nous ne sommes encore que Mitch Viktor et Eleana Moltke, deux des membres de l'équipage de la Station Deux en route pour Mars... Nous ne sommes pas encore Mivi et Elmo, respectivement Chef de la Police et Maire d'Eurar, la ville-continent que nous sommes destinés à bâtir, d'ici à peine quelques siècles." Ivre de joie, Mitch se laissait emporter par un accès de lyrisme, auquel Eleana se laissa mêler sans manières. -"Cette ville souterraine qui grandira hors de toute mesure, pendant que nous attendrons la fin du processus de terraformation de Mars. Cette ville dont les habitants finiront par oublier qu'il existe autre chose, et pour qui elle deviendra tout simplement le Monde, l'Univers.", continua-t-elle. -"Un monde artificiel, fragile, dépendant à chaque instant du bon fonctionnement de systèmes automatisés de maintien de fonctions vitales et énergétiques, tel un gigantesque vaisseau spatial." -"Et puis, peut-être un jour verrons-nous le résultat... la surface verdoyante de notre nouveau monde." -"Je l'ai déjà vue, comme toi... Mais, cela peut te sembler bizarre, je préfère la Mars sèche, inhospitalière, que je vois à présent. Je sais qu'elle m'attend mais me déteste, et je meurs d'envie de la posséder, tout comme elle rêve de me voir à genoux. Je me sens d'ailleurs en veine d'inspiration, et j'ai bien envie d'écrire une nouvelle chanson pour elle !" -"Hé, là, prends garde à ne pas me tromper, ne serait-ce qu'avec une planète !", plaisanta Eleana, rieuse. -"Tu sais bien que ce n'est pas la même chose, Mars n'est après tout qu'un gros astéroïde sans mémoire... Seuls toi, moi et une poignée d'autres sommes affligés de la curieuse maladie de ne pouvoir oublier..." -"De ne même pas oublier le futur !", dit-elle en clignant de l'oeil. -"Les futurs, plutôt, n'est-ce pas ? Après tout, nous avons toujours la possibilité de changer un peu ce que nous vivons, à chaque fois..." -"A chaque fois que nous recommençons à partir de l'instant présent... Mais nous avons déjà tout vécu tant et tant de fois, que je me trouve à court d'idées de variations, en fin de compte." -"Tiens, tu connais encore le mot <<fin>> !" -"C'était bien sûr façon de parler. Tiens, au fait, vas-tu assassiner ce vieux croulant de Gil Bates, cette fois-ci ?" -"Je ne sais pas trop, à vrai dire ça m'est égal. Je l'ai déjà étripé, étranglé, flambé, noyé, écorché, lardé, explosé, écrabouillé, haché menu, ébouillanté, empoisonné, irradié, je l'ai assassiné par pure violence, par plaisir, de colère, de haine, par lassitude, par habitude, en cachette, au grand jour, tant de fois et toutes variations possibles sur le même thème... Autant la première fois j'en ai carrément eu un orgasme, autant c'est devenu d'un banal, de le démanteler, même devant témoins... Idem pour ce qui concerne l'autre gros porc, du reste." -"Tiens, si on faisait d'une pierre deux coups, pour une fois ?" -"Tu veux dire nous débarrasser de Ron Nerina en même temps que Gil Bates ? Ah oui, tiens, nous ne l'avons encore jamais fait. Voyons voir..." -"Trouve quelque-chose d'amusant ! Je te fais confiance !" -"Connaissant, et le mot est faible, la paranoïa de Ron, nous pourrions faire en sorte qu'il se déchaîne un peu sur le vieux, hmmm..." -"Mieux ! Connaissant aussi ses penchants homosexuels et sado-maso, pourquoi ne pas arranger un crime de nature perverse dont Ron serait l'auteur et le mégalo la victime ?" -"Oh ! Tu te délures, ma douce ! Il va falloir que je te surveille ! Mais en tous cas, l'idée est excellente ! Je pense que nous allons pouvoir tuer un bon mois à préparer ce complot !", ajouta-t-il en se réjouissant. -"Et pas seulement un bon mois !", compléta-t-elle, "Naturellement, nous n'en soufflerons mot aux autres, faisons-leur plutôt la surprise !" -"Naturellement ! Le crime initial à bord est de toutes façons notre chose, notre chasse gardée, notre jardin secret ! Il en a toujours été ainsi, et c'est un plaisir que les autres ne voudront pour rien au monde nous ôter !" -"J'ajouterai qu'ils attendent d'ailleurs toujours de savoir de quelle nouvelle façon tu as décidé de te défouler sur ces mortels, à chaque fois... Ils l'attendent toujours comme des gamins la nuit de Noël !" -"Ah, ne me parle pas de Noël !", souffla-t-il en l'embrassant...
Plus tard, bien plus tard, quand ses yeux se rouvrirent, Leu était toujours dans la même position, allongé sur le dos, sur le pont de la frégate. L'équipage dormait en grande partie, et seuls les hommes de quart veillaient encore. Il faisait nuit. La tempête s'était apaisée. Le ciel était bleu très sombre, presque noir, et constellé de points brillants. Sa première pensée fut de sourire de cet éclairage qui ne semblait pas vouloir s'éteindre normalement. Il resta un long moment dans cette même posture, observant tranquillement ces points brillants qui scintillaient, tels des diamants sur une toile de velours sombre. Au bout d'un moment, il s'aperçut que ces petites lumières se déplaçaient, dans un étrange mouvement d'ensemble. Une partie disparaissaient à un horizon, tandis que d'autres surgissaient à l'opposé. Il médita un instant sur l'ingéniosité et la beauté de ce système d'éclairage. Assurément, il n'était plus dans le voisinage d'Eurar, puisqu'il n'avait jamais vu cela, et n'en avait non plus jamais entendu parler. Il devait à present se trouver très loin... Ce n'est que lorsqu'il vit apparaître, du côté de l'horizon où surgissaient les lumières, un point plus gros et plus brillant que les autres, qu'il se souvint vaguement de quelque chose qu'il avait entendu, ou lu, il ne savait plus très bien, dans un lointain passé. L'action de se souvenir fit apparaître un musicien, qui entonna un très vieux chant en s'accompagnant d'un instrument à cordes dont il avait oublié le nom...
Je sais que lorsque le feu se sera éteint
A présent qu'il écoutait ce chant antique, Leu se dit qu'il en connaissait peut-être enfin l'auteur, qu'il partageait même peut-être sa vision, un peu. Certains souvenir dont il avait eu le temps de s'imprégner sans pouvoir les comprendre prenaient soudain un certain sens. Il se laissait doucement entraîner de la rêverie à un vrai sommeil, paisible et réparateur, et du coin de l'oeil vit une seconde lune, un peu plus importante que la première, se lever à l'horizon... Ces deux lunes semblaient si frêles et minuscules, tels deux misérables îlots perdus au milieu de l'immense océan des étoiles... |