"La Geste des Voyageurs de l'Espace" est le nom générique donné à un ensemble hétéroclite de chants légendaires censés raconter la colonisation de notre monde par des êtres venus d'un autre monde. Personne n'est d'accord sur ce que ce pourrait être cet autre monde ; une petite majorité semble opter pour le Monde du Milieu, mais cette hypothèse laisse beaucoup à désirer, et on préfère souvent y voir une allégorie du creusement des cavernes de l'Est.
Il est à noter que certains agitateurs ont utilisé ce thème pour tenter de soulever la population contre le gouvernement, au prétexte d'une soi-disant "conspiration" visant à étouffer le fait -qui n'est bien sûr que pur fantasme- que notre monde serait en fait plongé dans une étendue infinie, au milieu d'autres mondes vierges, et qu'il suffirait d'y migrer pour résoudre une fois pour toutes le problèmes des crises de surpeuplement. C'est pour cette raison, et à la suite de graves émeutes, que la Geste a été interdite au siècle dernier. Elle n'est désormais qu'un sujet d'études réservé aux chercheurs en littérature historique, et plus aucune mention ne doit en être faite en dehors des murs de cette bibliothèque, sous peine d'exécution immédiate, conformément à la Loi.
Bien que d'origine obscure et controversée, les chercheurs s'accordent sur le fait que ces chants sont en tous cas très anciens, et d'auteurs divers. La variété des styles semble révéler au moins une douzaine d'auteurs originaux, contemporains ou non, c'est là un des grands mystères.
Le mystère de l'origine de ces textes est d'autant plus épais qu'aucun manuscrit original n'a jamais été retrouvé. Si certains passages ont à l'évidence été déformés au cours de siècles de transmission orale, d'autres, très peu nombreux, semblent ne pas avoir été altérés par le passage du temps. C'est le cas de la Chanson du Départ, le premier chant de la série.
En effet, sa plus ancienne trancription, dite "Manuscrit Rouge", puisque retrouvée dans les archives de la famille du Château Rouge, aurait été datée de plus de deux mille sept cent ans. Les documents les plus anciens à ce sujet n'avaient au mieux que douze siècles, et s'y accordaient plutôt fidèlement. Il est à noter que l'étude du Manuscrit Rouge a demandé plus de dix ans d'efforts à l'équipe du Professeur Asremo, du Département de Linguistique de l'Université Littéraire d'Eurar.
La langue archaïque dans laquelle le manuscrit était rédigé ne semble pas appartenir au même groupe linguistique que les langages parlés de nos jours. On l'attribue à une ancienne famille qui a dû disparaître. C'est pour cela que l'étude du manuscrit a demandé tant de temps. Asremo a tenté de donner une traduction qui soit la plus proche possible du texte original. Sa plus grande difficulté a été de s'accommoder de l'absence de distinction entre le pluriel et le singulier, le présent et le futur. Tout le chant semble avoir été écrit à la première personne, mais on ne sait pas si le narrateur désigne un individu ou un groupe d'individus, entre autres difficultés.
La traduction qui suit élimine une grande quantité de couplets redondants, pour essayer de dégager le principal, et d'aller à l'essentiel. Le texte au complet (une centaine de pages) est disponible au Fonds de Recherche Linguistique, sur demande spéciale et motivée, et ne peut être consulté que par un chercheur à la fois, en présence de deux gardes armés.
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La chanson du départ
J'ai besoin d'une forêt
J'ai besoin d'un fleuve
J'ai besoin du vent
De la chaleur de l'été
Et de la froideur de l'hiver
Mais plus encore que tout cela,
J'ai besoin de l'inconnu
De l'incertitude
Et de l'aventure
J'ai besoin d'aller ailleurs
De partir
Les arbres
Les rivières
Le vent
Tout cela j'abandonne
Je laisse tout derrière moi
Et je pars pour Ailleurs
Là où ne poussent pas les arbres
Là où ne coulent pas les fleuves
Là où je créerai tout cela
Tout cela ne connaîtront que
Les enfants de mes enfants
De mes enfants de mes enfants
Car je pars pour tout rebâtir
La forêt
Le fleuve
Le vent
L'été
Et l'hiver
Je ne suis pas né pour me reposer
Je ne suis pas né pour rester
Au berceau
Le Voyage m'appelle
Les étoiles me font signe
Je dois partir
Le Ciel est vide
Le Ciel est ouvert
Le Ciel est sans limites
Quelle est sa couleur ?
Celle de mon regard
Et je m'y plonge sans lui rencontrer de fin
Forêts
Fleuves
Et toi aussi le vent
Mes amis vous laisser je dois
L'Autre Monde est là-bas
L'Autre Monde est si loin
Qu'une vie au moins
Nous en sépare
Forêts
Fleuves
Et toi aussi le vent
Mes amis je vous aime
Mais le voyage est le plus fort
Le Voyage est irrésistible
Le Voyage m'appelle
Le Voyage pour l'Autre Monde
Mais avant de partir
pour l'Autre Monde
Laisse-moi emporter un peu de toi
Le Vent
Laisse-moi partir avec une larme de toi
Le Fleuve
Laisse-moi une poussière de toi
Et de tes habitants
La Forêt
Car je pars pour tout rebâtir
La forêt
Le fleuve
Le vent
L'été
Et l'hiver
Sur le Feu je partirai
Les yeux dans le Ciel
Et l'Autre Monde rejoindrai
L'Autre Monde est dans le Ciel
Le Ciel qui n'a pas de limites
Quelle est sa couleur ?
Celle de mon regard
Et je m'y plonge sans lui rencontrer de fin
Me voici dans le Ciel
Au milieu des étoiles
Je pars porté par le Feu
Je quitte mon berceau
Je pars pour l'Autre Monde
L'Autre Monde est dans le Ciel
Le Ciel qui n'a pas de limites
Quelle est sa couleur ?
Celle de mon regard
Et je m'y plonge sans lui rencontrer de fin
Avec moi j'ai emporté
Un peu de toi le Vent
Une larme de toi le Fleuve
Une poussière de toi et de tes habitants
La Forêt
Un peu de toi le Vent
Car si je te quittais
La vie aussi me quitterait
Ainsi je suis fait
Et ne peux changer
Et ne pourrai changer
Une larme de toi le Fleuve
Car en moi tu coules
Ainsi je suis fait
Et ne peux changer
Et ne pourrai changer
une poussière de toi et de tes habitants
La Forêt
Car de cette poussière je vous recréerai
Afin que vous connaissent
Les enfants de mes enfants
De mes enfants de mes enfants
Et voici que mes pas foulent la terre de l'Autre Monde
Et voici que mon regard se tourne vers le Ciel
Le Ciel qui est unique
Le Ciel qui n'a pas de limites
Quelle est sa couleur ?
Celle de mon regard
Et je m'y plonge sans lui rencontrer de fin
Avec moi j'ai amené
Un peu de toi le Vent
Une larme de toi le Fleuve
Une poussière de toi et de tes habitants
La Forêt
Car je suis venu pour tout bâtir
La forêt
Le fleuve
Le vent
L'été
Et l'hiver
Il est temps à présent
Que cesse de m'envelopper
L'armure que je porte
Et qui me sépare encore
De l'Autre Monde
Me voici foulant la terre de l'Autre Monde
Protégé par mon armure
La vie me quittera si je l'enlève
Trop longtemps
Mais le Vent de l'Autre Monde
Je désire connaître
Le Vent de l'Autre Monde
Je désire connaître le premier
Sous le Ciel qui n'a pas de limites
Quelle est sa couleur ?
Celle de mon regard
Et je m'y plonge sans lui rencontrer de fin
La mort je ne crains pas
Que tombe cette armure
La vie me quittera si je l'enlève
Trop longtemps
Mais le Vent de l'Autre Monde
Je désire connaître
Le vent de l'Autre Monde me gifle
Il a peur de moi
Mais je l'aime déjà
Il est dur et froid
Comme cette terre sêche
Et sans habitants
Où je veux rester désormais
Cette armure qui me protège
Car je viens d'un autre monde
Que cet Autre Monde
Je devrai la porter toujours
Car la vie me quittera si je l'enlève
Trop longtemps
Mais je suis venu pour tout bâtir
La forêt
Le fleuve
Le vent
L'été
Et l'hiver
Mais déjà je sais
Que le Vent de l'Autre Monde j'aimerai
Que l'été et l'hiver
Jamais pareils ne seront
Et que j'aime cet Autre Monde
Mais la Forêt
Mais le Fleuve
Tout cela ne connaîtront que
Les enfants de mes enfants
De mes enfants de mes enfants
Car cette larme de toi, le Fleuve
Et cette poussière de toi et de tes habitants
La Forêt
Cet Autre Monde aussi aimeront
Je le sais
Je le sens
Et voici que mon regard se tourne vers le Ciel
Le Ciel qui est unique
Le Ciel qui n'a pas de limites
Quelle est sa couleur ?
Celle de mon regard
Et je m'y plonge sans lui rencontrer de fin
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